L'ÉVOLUTION DE LA CABANE CAMARGUAISE AU XXe SIÈCLE Christian Lassure
I - CABANES ENTIÈREMENT EN ROSEAU DES ANNÉES 1900
1 - La cabane camarguaise selon Lanéry d'Arc
Le type de la cabane camarguaise a été figé à la Belle Epoque par la description qu'en fit Pierre Lanéry d'Arc, avocat à la cour d'appel d'Aix, dans la célèbre « Enquête sur les conditions de l'habitation en France. Les maisons-types », publiée par le Ministère de l'instruction publique, en 1894 (1). Nous la transcrivons ci-dessous in extenso.
La cabane visible sur cette carte antérieure à 1910 correspond tout à fait au type architectural érigé en norme par Lanéry d'Arc : derrière l'auvent, se dresse un pignon maçonné et crépi avec une entrée percée à gauche de l'axe médian vertical et une souche de cheminée à droite de celui-ci, indiquant la présence d'une cheminée plaquée contre la paroi intérieure du pignon. Quoique cette bâtisse n'existe plus aujourd'hui, ayant été démolie vers 1943, il en subsiste un relevé détaillé, fait par l'architecte Roger Pepiot sous le Régime de Vichy et publié en 1980 dans le volume Provence du Corpus de l'architecture rurale française (monographie PR 02, pp. 166-169). Selon ce relevé, non seulement le pignon est en maçonnerie de moellons calcaires mais aussi la partie avant des gouttereaux, le restant des murs étant constitué par des poteaux verticaux et un treillis de roseaux.
Si la cabane à pignon-façade maçonné est donnée par Lanéry d'Arc comme étant la cabane camarguaise par excellence, c'est vraisemblablement qu'elle en était la forme la plus répandue dans la dernière décennie du XIXe siècle. Pourtant, ce n'est pas cette forme là qui est la plus représentée dans les cartes postales une décennie plus tard, c'est une cabane tout en roseau, pignon compris. Ce n'est que dans les cartes postales ultérieures, de l'entre-deux-guerres, que la cabane à façade maçonnée deviendra la norme. Nous nous proposons donc d'examiner les cabanes entièrement végétales visibles sur des cartes postales et des photos de la première décennie du XXe siècle et de montrer qu'elle est leur place dans l'évolution de la cabane camarguaise.
2 - Les cabanes entièrement végétales
Document No 1
Cette carte postale ancienne donne le spectacle d'une cabane entièrement végétale, à l'exception de la souche de cheminée, qui semble être en tôle, et du faîtage, qui est protégé par une rangée de tuiles creuses. L'édifice est de plan et de forme classiques : Sous la pointe du pignon, on aperçoit le bout de la panne faîtière tandis que sous le rampant du versant de gauche, saille le bout de la poutre sablière coiffant les piquets verticaux du mur latéral. Un banc rudimentaire, assemblé de quelques planches, se dresse à gauche de l'entrée. À droite de celle-ci et à l'angle du pignon, quelques bouts de bois plantés en terre ainsi que des roseaux forment une sorte de petit réduit (niche ?). La légende parle de « Cabane de Gardien » (et non de « Gardian », terme provençal aujourd'hui de rigueur) (5) alors que l'on ne distingue que deux chasseurs, dont l'un tient à la main le canon de son fusil posé par terre. Aucune blanche cavale à l'horizon...
(4) Il s'agit de faisceaux de roseaux, de 10 cm de diamètre environ, liés à l'aide d'un fil végétal ou métallique sur les lattes de la toiture. Les manouns se recouvrent aux deux tiers d'une rangée à l'autre.
(5) Le terme provençal « gardian » désigne le gardien des bœufs d'un propriétaire de manade ou troupeau élevé en semi-liberté. À la Belle Époque, notre gardien est souvent en sabots, pauvrement vêtu, sans cheval, et garde les bêtes « à bâton planté » quand elles pâturent. On le désigne aussi sous le nom de gardo-besti, littéralement « garde-bêtes ». Il travaille sous les ordres d'un régisseur (le baile-gardian), sinon du maître lui-même (le pelot ou mèstre).
Document No 2
Sur cette carte postale ayant voyagé en 1909, le décor est celui d'une cabane de gardian aux murs et à la toiture entièrement en sagne, à l'exception de la partie du pignon-façade qui est à gauche de l'entrée : un revêtement blancheâtre lui a été appliqué, sans doute pour la protéger. Le même enduit se retrouve dans la bande blanche recouvrant; en guise de protection, le haut de la dernière rangée de roseaux (la chemise) (7) placée sous le faîtage. La cabane ressemble étrangement à la précédente mais il est difficile de dire s'il s'agit de la même, photographiée quelques années plus tard (on note huit rangées de javelles de sagne sous la chemise dans la présente cabane alors que la précédente en compte neuf). L'armature d'un auvent rudimentaire en forme d'appentis est visible sur le devant du pignon : il consiste en un portique sur lequel est posé le bout d'un chevron.dont l'autre bout repose sur une perche horizontale attachée par des ficelles à l'extrémité des lattes de la toiture ! Il suffit de rajouter deux chevrons latéraux et de jeter par dessus une bâche pour être protégé du soleil. Sur une table adossée au pignon, la compagne du gardian fait la vaisselle ou la cuisine. Le profil d'une jeune personne en chignon se dessine derrière elle ainsi que la tête d'un deuxième cheval un peu plus loin. Le gouttereau de la cabane est protégé par une barrière formée d'un tronc lisse cloué sur des montants en bois fichés dans le sol. La même protection existe de l'autre côté : si elle n'est pas visible ici, elle l'est sur une autre carte postale (cf. infra). Peut-être s'agit-il aussi de barrières où attacher la monture. Le gardian, solidement campé sur son cheval, tient à la main son ficheiroun, longue gaule de frêne ou de châtaignier terminée par un trident en fer et servant de pique.
(7) Dans cette ultime rangée, la plus large car exempte de recouvrement, l'extrémité du roseau est dirigée vers le bas, contrairement à ce qui se fait pour les rangées en dessous.
Document No 3
Cette deuxième vue de la cabane tout en sagne de la manade de l'Amarée montre un détail qui était coupé par le cadrage de la vue précédente : la souche de cheminée en dur qui se profile en haut du versant éloigné de la toiture, au niveau de la paroi intérieure du pignon-façade. La jeune personne souriante, revêtue d'un châle et portant un chignon caractéristique des années 1900, remet au gardian son trident et sa musette. Derrière elle, sur un piquet, est accroché un manteau ou une cape. Le gardian porte des bas de toile (pour se protéger de .la rosée du matin dans les hautes herbes). Un œil observateur a vite fait de repérer que notre jeune femme n'est autre que celle qui pose également dans la carte à la « Jeune Saintine GENEVIVO » reproduite plus haut : même visage juvénile et souriant, même châle.
Document No 4
Cette nouvelle vue de la cabane entièrement végétale du mas de l'Amarée, nous laisse entrevoir la partie antérieure de la barrière (jusque là cachée) qui protégeait le gouttereau éloigné. La toile jetée sur les deux chevrons joignant le portique de l'auvent à la perche placée horizontalement contre le pignon-façade, est vraisemblablement celle qui protège habituellement l'embrasure extérieure de l'entrée contre le soleil. La tenue du gardian – veste sombre, jambières (ou gamaches) en étoffe de laine à carreaux, chapeau valergue (8) – n'est pas sans évoquer celle que devait mettre en avant le marquis de Baroncelli, locataire du mas de l'Amarée à l'époque, pour donner un peu plus de lustre à ce qui n'était qu'une tenue de travail d'ouvrier agricole. D'ailleurs, il n'est pas exclu que ce soit le marquis lui-même qui pose pour le photographe.
(8) En provençal valergo, chapeau en feutre, à larges bords, fabriqué à Lunel dans l'Hérault et popularisé par Frédéric Mistral. Il était porté pour se prémunir d'une insolation.
Document No 5
Cette quatrième et dernière vue de la cabane tout en sagne du mas de l'Amarée nous fait découvrir non seulement l'autre côté de l'édifice mais aussi la totalité de celui-ci. On distingue bien l'arrondi de la croupe au-dessus de l'abside. Un panier est suspendu au portique de l'auvent, dont on découvre ainsi une nouvelle fonction. On remarquera que le cheval n'est pas le seul à avoir des sabots !
Document No 6
Cette vue rapprochée du pignon de la cabane entièrement végétale du mas de l'Amarée, révèle un état vraisemblablement antérieur à celui visible sur les quatre photos précédentes. L'auvent est en effet de structure différente : il comporte un portique érigé tout contre le pignon, et à peine plus élevé que le portique plus avant. Quelques chevrons sont jetés de l'un à l'autre. Les sablières sont liées aux poteaux par de la ficelle ou bien prises dans un enfourchement. Autre détail à noter : une toile accrochée en haut de l'entrée, protège celle-ci du soleil et des moustiques. C'est sans doute cette même toile que l'on voit, pendant aux chevrons du portique dans la carte au « Gardian Sellant son Cheval ».
Document No 7
Il n'est pas difficile de savoir d'où l'auteur de ce chromo du début du XXe siècle a puisé son inspiration. Pour la cabane, il s'est appuyé sur celle de la carte postale ancienne « En CAMARGUE. - Gardian et son Cheval » mais non sans réduire le nombre de rangées de javelles de sagne sur le versant de toiture. Pour le cheval, il a pris celui de la carte postale ancienne « En CAMARGUE. - Mas de l'Amarée – Gardian Sellant Son Cheval », se contentant de faire flotter la queue de l'animal vers la droite. Au passage, du rideau de porte qui pendouille sur l'auvent, il a fait une bâche. Pour le gardian, il s'est inspiré de la posture du gardian de cette même carte, mais en remplaçant la veste et les jambières par des vêtements plus conformes à la tenue de travail d'un gardian (bas de toile, taillole (9) autour de la taille, chemise). Pour la compagne du gardian, il est allé chercher la jeune femme de la carte « Coutumes et Courses de Taureaux à la Provençale », mais en en raccourcissant la jupe, en lui mettant un tablier et en faisant voleter le tout dans le même sens que la queue du cheval. Si bien qu'on a l'impression que le vent souffle dans le sens pignon - abside, ce qui est contraire à la réalité camarguaise puisque l'abside est toujours face au mistral. Mais qui s'en soucie ?
(9) En provençal taiolo, ceinture de drap que l'on enroulait autour de la taille.
Document No 8
Dans cette vue de la manade des frères Desfonds à Port-Saint-Louis-du-Rhône, l'arrière-plan est occupé par un ensemble hétéroclite de bâtisses utilitaires. De gauche à droite : l'avant d'une cabanette en planches, le pignon d'une cabane en sagne dont les deux pans de toiture n'ont guère plus de 15° de déclivité, la souche de cheminée et le faîtage d'une toiture en sagne, un petit enclos carré délimité par quatre piquets et des cloisons de sagne, et enfin la croupe arrondie d'une haute toiture en sagne qui domine toutes les autres (en passant, notons que le ciel a été découpé assez maladroitement par l'imprimeur). On remarque que la tenue du gardian (en particulier sa casquette) est bien loin des canons vestimentaires cowboyesques qu'allait préconiser ultérieurement le marquis de Baroncelli. Notre bouvier de Camargue a, malgré la pose, l'allure sobre et digne d'un ouvrier agricole en ce début du XXe siècle.
Document No 9
L'intérêt de cette vue est moins les personnes qui posent autour d'une table à la demande du photographe que la haute et longue toiture de chaume de roseau qui se profile à l'arrière. S'agit-il de la « Cabane » dont parle la légende de la carte postale ? En tout cas, ses dimensions l'apparentent davantage à une bergerie qu'à une habitation de gardian du début du XXe siècle. On note en effet une vingtaine de rangées de javelles de sagne sous la chemise sommitale, alors que les cabanes précédentes en comptent moitié moins.
Document No 10
Si l'on ne peut manquer de constater que l'édifice suit le plan classique de la longère terminée à un bout par un pignon droit et à l'autre bout par une abside coiffée d'une croupe, on a toutefois du mal à se faire une idée précise et des matériaux employés pour les murs et des détails architecturaux. Une chose est sûre : la haute et longue bâtière est couverte de sagne dont en compte jusqu'à treize rangées de javelles sous le faîtage blanchi au mortier de chaux (dans la cabane du gardian Dagan, immortalisée par la carte postale du début du XXe siècle, il n'y en a que neuf). L'entrée du bâtiment se découpe dans la partie gauche du pignon-façade, décalage dont la raison est peut-être l'existence d'un poteau de faîte médian ou la présence d'une cheminée adossée contre la paroi intérieure de la partie droite (cependant on ne distingue aucune souche de cheminée qui corrobore la chose). Les personnes qui ont pris la pose pour le photographe devaient appartenir aux diverses familles qui cohabitaient dans cette cabane.
Document No 11
Vision rare que cette chaumière camarguaise dont l'entrée a été réservée dans un des gouttereaux, entraînant à son niveau le surhaussement de la rive de la toiture de roseau. On peut s'interroger sur la raison de ce parti contraire à la solution classique de l'entrée en pignon : peut-être faut-il incriminer un pignon trop étroit pour accueillir à la fois une entrée et une cheminée qui lui soit adossée intérieurement. La présence de cette dernière se devine à la souche qui se dresse en haut de l'un des rampants et à l'opposé de la croix prolongeant la croupe. Les parois latérales et arrière de l'édifice sont en matériaux végétaux. On note six rangées de javelles de sagne en dessous du blanc du mortier de chaux recouvrant le tiers supérieur de la toiture. L'édifice est donc assez bas. Le cavalier ne ressemble pas à un gardian. Il semblerait qu'il monte à cru.
Conclusion
De ce panorama photographique, on peut conclure qu'il subsistait encore, au tournant du XXe siècle, quelques cabanes camarguaises entièrement végétales, servant d'habitation permanente ou temporaire à un petit peuple de travailleurs. Ces cabanes allaient disparaître, et du paysage et des cartes postales, à partir de la deuxième décennie du XXe siècle, pour être remplacées par leurs sœurs plus évoluées, à pignon maçonné, confinées désormais au rôle de « cabane de gardian ».
À SUIVRE
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Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure L'évolution de la cabane camarguaise au XXe siècle d'après des cartes postales et photos anciennes (The evolution of the Camarguaise hut in the 20th century as shown in old postcards and photos)
I - Cabanes entièrement en roseau des années 1900
II - Le mas de l'Amarée et ses deux cabanes
III -Les cabanes du premier mas du Simbèu aux Saintes-Maries-de-la-Mer
IV - Les cabanes du deuxième mas du Simbèu aux Saintes-Maries-de-la-Mer
V - Cabanes et maisons de pêcheurs en Camargue
VI - Les « Cabanes de Cacharel » aux Saintes-Maries-de-la-Mer
IX - Van Gogh et les chaumières saintines
X - Cabanes du front de mer aux Saintes-Maries-de-la-Mer
XI - Cabanes hôtelières et maisons à la gardiane
XII- Vocabulaire architectural de la chaumière camarguaise
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