VICISSITUDES DES CABANES EN PIERRE SÈCHE :

10 - Métamorphose manosquine : du « cabanon pointu » au « bòri en pain de sucre »

Christian Lassure (texte), Jean Laffitte (enquête, photos)

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Depuis 2005, la ville de Manosque dans les Alpes-de-Haute-Provence, a ajouté à la liste des édifices constituant son patrimoine architectural,  un nouveau bâtiment, le « bòri en pain de sucre » ainsi que l'ont surnommé ses découvreurs (1).

Il s'agit d'un très classique cabanon, situé sur le flanc sud de la colline des Espels d'où il domine la ville de Manosque. Il est associé à une succession d'anciennes terrasses de culture soutenues par des murs à pierre sèche comportant des escaliers, lesquels sont soit réservés dans l'épaisseur du mur de soutènement, soit accolés parallèlement à ce dernier. La construction du cabanon remonterait à la fin du XIXe siècle. Le dernier propriétaire, porté sur la matrice cadastrale en 1998, en était un certain Maurel. La commune a fait l'acquisition du bâtiment en 1999.

Le « bòri en pain de sucre » dans son cadre et son état actuels : le couvrement fait bien trois fois la hauteur de la base cylindrique; la hauteur totale est de 9 m à l'extérieur. Cette masse formidable, de par sa position sur une terrasse de versant, doit résister à l'appel au vide.

Pour aller le voir, il faut prendre le chemin du Relais et, au niveau des bassins, à gauche, prendre le chemin à flanc des Espels. L'entrée du site est barrée par une chaîne pour interdire l'accès aux véhicules.

Les lieux, qui étaient en friche, ont été débroussaillés et nettoyés en mars 2002, à l'initiative du Comité du patrimoine manosquin. Le bâtiment a été restauré par l'association Alpes de Lumière, sous l'égide du service d'architecture du Parc naturel régional du Luberon, en 2004 et 2005. Son couvrement, en forme de cône tronqué, a été coiffé d'un dôme de pierres de façon à rendre à la bâtisse la morphologie en « pain de sucre » qu'elle aurait eu à l'origine selon l'architecte qui a dirigé le chantier et le responsable de l'équipe de restauration.

Cependant, on constate qu'il n'existe pas de photos de l'édifice encore intact. Deux photos des années 1960 montrent une bâtisse apparemment découronnée.

Le cabanon dans les années 1960 : La vue prise en contre-plongée donne l'impression que le couvrement se termine par un dôme alors qu' en réalité la bâtisse est découronnée et se termine par une arase plus ou moins régulière. (Photo Comité du patrimoine manosquin.)

 

Le cabanon en 1967 : pour autant qu'on puisse en juger, le couvrement fait deux fois la hauteur de la base cylindrique. Le parement du flanc droit présente, au niveau de la collerette, un désordre. (Photo Comité du patrimoine manosquin).

Un des riverains du site, avec lequel s'est entretenu l'un des auteurs (Jean Laffitte), lui a affirmé que son grand-père avait vu l'édifice encore entier et qu'il était « pointu ». Toujours d'après cet informateur, le bâtisseur du cabanon avait pour surnom « Pierre le brave ».

Jean Laffitte est d'avis que la bâtisse encore intacte aurait pu ressembler aux cabanes de Castor à Banon, qui sont en forme d'ogive, ou à la cabane d'Ardène à Saint-Michel-l'Observatoire, qui est en forme de cône rectiligne très effilé.

Un des cabanons des « restanques de la ferme de Castor » au lieu-dit Les Rivarels à Banon (Alpes-de-Haute-Provence) : la forme du couvrement tend vers l' ogive.

 

Cabane d'Ardène à Saint-Michel-l'Observatoire : le couvrement est un cône rectiligne parfait, terminé par un épi de pierre conique.

Les travaux de restauration entrepris sur l'édifice ont été d'une part la réfection du parement (ou revêtement) sur son flanc droit, de part et d'autre de la collerette, d'autre part l'édification d'un dôme plein sur le sommet arasé, de façon à rendre au couvrement son aspect supposé « en pain de sucre ».

Le couvrement bâché, vu depuis l'amont, au début des travaux de restauration. (Photo Comité du patrimoine manosquin).

 

Réfection du revêtement du couvrement au-dessus de la collerette. (Photo Comité du patrimoine manosquin).

 

Début des travaux au sommet du couvrement. On est impressionné par la taille imposante de l'édifice et l'importance de l'échafaudage installé. Des moyens que le bâtisseur aurait certainement appréciés. (Photo Comité du patrimoine manosquin).

 

Amorce du dôme : sa forme est matérialisée par trois arceaux en fer à béton qui s'entrecroisent. À en juger par l'absence d'orifice central et par les blocs qui jonchent tout le plan de travail, le dôme sera plein. (Photo Comité du patrimoine manosquin).

 

L'arrière du couvrement après les travaux : on distingue bien la ligne horizontale de séparation entre la partie d'origine, au profil en forme de cône rectiligne, et le massif de maçonnerie en forme de bulbe qui lui a été surajouté.

 

La technique employée pour le faîtage arrondi laisse songeur : les assises horizontales successives s'inclinent de plus en plus vers l'intérieur de l'édifice à la façon de l'extrados d'une voûte clavée, si bien que les joints de lit passent progressivement de l'horizontale à la verticale. Il n'y a donc aucune étanchéité. Le ragrément de la face vue des pierres dans la partie arrondie du faîtage n'est pas homogène, d'où des boursouflures.

 

Le flanc droit du cabanon après restauration : le remontage du parement du corps de base (sous la collerette) et du revêtement du couvrement (au-dessus  de la collerette) est bien fait. La collerette, qui était discontinue, est entièrement rétablie.

 

Le flanc gauche de la cabane après restauration : la maçonnerie, qui est d'origine, ne brille guère par sa technique. On remarque que la collerette ne se poursuit pas à l'arrière de l'édifice. Vers l'amont, la maçonnerie est bien peu soignée : on a l'impression que le parement a été monté de l'intérieur uniquement, à cause de l'enterrement dans le talus.

 

La large entrée du cabanon : une vaste dalle rectangulaire en barre le seuil. La longue dalle faisant offfice de linteau, est portée de chaque côté par une pierre qui saille par rapport au tableau de l'encadrement et forme ainsi une sorte de coussinet. Chaque montant est formé par une alternance de boutisses et de panneresses.

 

L'intrados de la voûte vu en contre-plongée. C'est la partie la plus soignée de l'édifice : plan bien circulaire, assises assez régulières. La fente qui fait toute la hauteur de la voûte et dont les côtés se resserrent progressivement, est le conduit de la cheminée. Cette configurarion particulière est unique à notre connaissance.

 

Le conduit de cheminée vu en contre-plongée. On aperçoit, tout en haut, le débouché du conduit à l'air libre. Les traces laissées par la fumée sont bien visibles.

 

La paroi intérieure de l'édifice, à gauche en entrant : s'y ouvre l'embrasure d'un trou de ventilation accoté à un placard réservé dans la maçonnerie. Les parois latérales du placard étaient enduites de mortier à en juger d'après les traces visibles dans la paroi de  gauche où un bourrelet atteste l'existence d'une étagère en bois, aujourd'hui disparue. On note un défaut de liaisonnement entre l'encadrement du trou de ventilation et la maçonnerie de la paroi à gauche. Le diamètre intérieur est de l'ordre de 5 m 15. L'épaisseur des parois est estimée à 1 m 10 / 1 m 20 à 1 m de hauteur du sol.

 

Dans le mortier qui a été appliqué sur l'entourage du trou, on distingue une feuillure correspondant à un panneau en bois plein ou vitré aujourd'hui disparu.

 

L'embrasure extérieure du trou de ventilation, réduite à une fente. On remarque la présence d'une sorte de disjointure ou de coup de sabre sur sa droite.

 

En contrebas de l'édifice, entrée d'une cave creusée dans le front rocheux. Elle devait servir à garder denrées et récoltes au frais.

 

Après s'être livré à une enquête, le Comité du patrimoine manosquin conclut que de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence) à La Ciotat (Bouches-du-Rhône), « on disait un bòri». Ainsi, à Saignon, dans le Vaucluse, l'enquête livra « Mes grands- parents disaient un bòri ». Cependant, force est de constater que l'on ne sait pas comment « Pierre le brave » lui-même appelait sa cabane, dont le grand-père d'un voisin actuel disait qu'elle était pointue : « bòri» ou  « cabanon pointu » ? La prudence commanderait de ne pas trancher en faveur de « bòri » alors que rien ne vient étayer l'emploi de ce terme au lieu-dit Les Espels à Manosque à la fin du XIXe siècle (2).

Rappelons que le terme provençal « bòri » est donné par Mistral dans son dictionnaire provençal-français (3) comme signifiant « masure, cahute, en Provence ». Il n'est pas question de « cabane en pierre sèche ». Certes, on peut qualifier une cabane en pierre sèche de « bòri » tout comme l'on peut qualifier une maison de « bòri » si les bâtiments en question ne présentent aucune qualité architecturale ou sont en très mauvais état. Il s'agit d'un qualificatif péjoratif et non pas d'une appellation ou désignation vernaculaire de la cabane en pierre sèche (4).

Il faut bien comprendre que le terme « bòri » s'est vu transformé en désignatif de la cabane en pierre sèche dès 1866 par l'abbé Gay dans son Histoire du village, du château et du fort de Buoux, à la suite de l'attribution erronée du toponyme de deux lieux-dits « Les Boris » à Buoux (Vaucluse) à la présence de deux grandes cabanes en pierre sèche servant de bergeries. Ce contresens, pourtant dénoncé par Fernand Sauve en 1904, a été repris par Louis Gimon (1882), Joseph Gilles (1890), Prosper Castanier (1893), puis par David Martin, F.-N. Nicollet, Charles Cotté en 1912. En particulier, l'article publié par David Martin dans Annales de Provence, sous le titre « Les boris de Provence », contribua fortement à installer le qualificatif de « bòri » en tant que désignatif provençal de la cabane en pierre sèche. Cela ne se fit pas sans confusion puisque l'on trouva le terme orthographié « boris » (avec un « s » mais au singulier) comme le prénon russe ! C'est le cas d'une inscription gravée sur le linteau de l'entrée d'une cabane construite à Jouques dans les Bouches-du-Rhône : « LE BORIS ».

Cabane au lieu-dit Citrani à Jouques (Bouches-du-Rhône) : l'inscription « LE BORIS » est gravée ostensiblement sur le linteau de l'entrée.

 

En 1945, l'article de Maurice Louis, Sylvain Gagnière et Pierre de Brun, Les « boris » de Gordes, paru dans le Bulletin de la Société languedocienne de géographie, vint encore renforcer l'emploi de « bòri ». Et la liste ne s'arrête pas là. Ce processus ayant été décrit par l'un des auteurs (Christian Lassure) en 1979 dans un article intitulé « La terminologie provençale des édifices en pierre sèche : mythes savants et réalités populaires », et publié dans la revue L'Architecture rurale, nous renvoyons le lecteur à sa version en ligne. À cette liste il convient désormais d'ajouter l'opération de promotion du terme « bòri » conduite à Manosque.

NOTES

(1) Cf. Patrimoine et orthographe de BÒRI, Comité du patrimoine manosquin, 15/11/2008.

(2) En août 1977, au cours d'un exposé sur les « bories de Provence » fait par l'érudit provençal Jean Barruol au tout nouveau « Village des bories » à Gordes (Vaucluse), des gens natifs du bourg manifestèrent publiquement leur étonnement de voir employé le terme « borie » là où eux-mêmes et leurs parents avaient toujours employé « cabane ». Ainsi, soulignèrent-ils, le « Village des bories » (en réalité un écart de Gordes), était désigné localement par « les Cabanes ».

(3) Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige ou dictionnaire provençal-français (1878-1886), Aix-en-Provence.

(4) « Bòri » ne doit pas être confondu avec « boli » / « bori » (sans accent grave sur le « o »), qui désigne
- le sédiment que forment l'huile et les autres liquides (Aubert, Dictionnaire des dialectes de Valensoles et des Mées, manuscrit, cité par S.-J. Honnorat, Dictionnaire provençal-français, 1846),
- le bol d'Arménie, substance d'un brun rouge (Honnorat, op. cit.),
- de la craie, sorte de pierre tendre, bonne à marquer, et dont les maçons et les ouvriers se servent pour tracer des lignes (J.-T. Avril, Dictionnaire provençal-français, Apt, 1839),
- un crayon de cire colorée utilisé pour marquer temporairement le bétail sur le poil ou la laine.


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© CERAV
10 mai 2011

Référence à citer :

Christian Lassure (texte), Jean Laffitte (enquête, photos)
10 - Métamorphose manosquine : du « cabanon pointu » au « bòri en pain de sucre »
Série : Vicissitudes des cabanes en pierre sèche
http://www.pierreseche.com/manosque_cabanon_pointu.htm
10 mai 2011

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