L'ARCHITECTURE VERNACULAIRE

 

 

ISSN  2494-2413

TOME 44 - 45

2020 - 2021

Anne Gebhardt et Jean-Marie Blaising

LE LIANT EN TERRE DES MURS EN MOELLONS DANS L’HABITAT VERNACULAIRE.
Exemples des Vosges cristallines et des plaines calcaires de Lorraine et du Mâconnais

 

Résumé

L’étude du liant en terre de murs en moellons est très peu mentionnée dans les travaux sur l’habitat vernaculaire traditionnel qui font généralement la part belle aux mortiers et enduits à base de chaux, abondant dans le bâti élitaire urbain, religieux ou castral. Loin d’être exhaustif, cet article propose, au travers d’observations sédimentaires effectuées à l’œil nu et en lames minces, l’étude de liants issus de divers bâtis traditionnels et archéologiques et leur comparaison avec des sédiments naturels alentours. Si l’ancrage fort de l’habitat rural dans le paysage géologique ne fait pas de doutes concernant les pierres du bâti, cette étude confirme l’origine très locale des liants en terre lorsqu’ils sont utilisés. Toutefois, les contraintes économiques et énergétiques (extraction, transport) ne sursoient pas au besoin de matériel de la meilleure qualité possible : on ne prendra pas la terre arable disponible juste en surface par exemple !

Au final, l’étude des liants utilisés sur plusieurs siècles pour les agrandissements ou les réparations d’un bâti ancien, pourrait apporter une nouvelle vision sur l’ancrage de l’habitat dans le paysage, voire l’évolution des techniques, de leur prix, de l’usage du bâti ou du statut de ses occupants.

Écologique avant l’heure, local, non polluant, peu énergivore et réutilisable à l’infini, le liant à la terre des murs en moellons reste un sujet à explorer.

Abstract

Works about traditional vernacular housing focus mainly on the lime-based mortars and renderings used in elite urban, religious buildings or castles. It rarely mentions the earthen bonding material in stone walls. Through some sedimentary observations carried out with the naked eye and in thin sections, this paper sets out to study the earthen bonding used in various stone walls in traditional and archaeological buildings and to compare them with natural sediments from the vicinity. If there is no doubt about the integration of the rural habitat in the geological landscape with regard to the stones in buildings, this study corroborates the strictly local origin of earthen bonding when used. However, economic and energy constraints (extraction, transport) do not override the need for the best possible quality material: for example, the organic topsoil available on the spot will be left untouched.

At the end of the day, the study of the earthen bonding material used over several centuries for extending or repairing old buildings should provide a new vision of the way these are rooted in the landscape, let alone of the evolution of their techniques, prices and the uses of buildings and the status of their occupants.

While being ecological (before the term existed), locally produced, non polluting, energy-saving and ever-reusable, the earth used for bonding  walls of rough-cut stones is still a subject to explore.

 

NB :  dans cet article le terme « liant » est utilisé au sens large pour nommer la matière (ici principalement de la terre naturelle locale non transformée) servant, à l'instar des mortiers (transformés), à lier entre eux les moellons en pierre dans le bâti ancien.

 

1. Introduction

L’habitat vernaculaire est profondément ancré dans son terroir. C’est à partir de la fin du XIXe siècle, sous la houlette des agronomes puis des géographes, qu’apparaissent les premières études typologiques régionales sur l’habitat rural et son expression du milieu (climat, relief, matériaux naturellement disponibles ; Laffont, 2019). Si l’origine des pierres à bâtir dans le patrimoine ancien ou archéologique fait depuis longtemps l’objet de recherches (Millot et al., 1967 ; Chauris et Cadiou, 2002), plus récemment, des outils géo-archéologiques ont pu être employés pour comprendre l’origine et la transformation des limons et argiles utilisés pour la bauge (Laffont et al., 2017, p.92 ; Laffont et Pustoc’h, in Laffont, 2019, p.207), le torchis ou la brique crue (Claire-Anne De Chazelle, 2016 ; Cammas, 2016).

Mais la littérature concernant les jointoiements en terre de murs en pierre est rare. On en notera quelques rares mentions dans des ouvrages consacrés à l’histoire du bâti en pierre traditionnelle et archéologique qui font généralement la part belle aux mortiers et enduits à la chaux dans le bâti de prestige urbain, religieux ou castral (Furlan et Bisseger, 1975, Adam 1984, Pesez, 1998, Boulanger et Moulis, 2018, 2019). Jusqu’au XIXe siècle, l’usage de la terre comme liant du bâti en pierre semble très généralement un marqueur social, restreint à l’habitat moins élitaire des paysans (Laffont, 2019), même s’il existe quelques exemples de résidences aristocratiques de type château dont les maçonneries sont liées à la terre (en Bretagne notamment ; P.-Y. Laffont, com. pers.). Ces travaux universitaires mis à part, les quelques articles et ouvrages récents abordant les liants en terre sont issus du travail d’associations pour la sauvegarde du bâti ancien, et plus particulièrement de l’habitat vernaculaire rural.

Ce travail propose deux séries d’études de liants incorporés aux moellons de murs de bâtiments ruraux archéologiques et actuels. La première concerne une série d’observations en contexte archéologique et traditionnel sur des terrains marno-calcaire lorrains et bourguignons. La seconde est une analyse sédimentologique de liant en terre de bâtiments vernaculaires et archéologiques des Hautes-Vosges cristallines. Après avoir discuté nos résultats en les replaçant dans le cadre des quelques connaissances bibliographiques disponibles sur le sujet, nous proposerons quelques pistes pour pousser plus loin les investigations et les questionnements possibles posés par l’étude de ces liants en terre.

 

2. Présentation des sites

Fig. 1 : Localisation des sites mentionnés dans le texte (DAO A .Gebhardt sur fond Géoportail). Y :Yutz (57), V/O : Vitry-sur-Orne (57), A/M : Ars-sur-Moselle (57), B ; Begnécourt (88), SMM : Sainte-Marie-aux-Mines (68), G : Gerbépal (88), C : Champdray (88), DR : Dommartin-les-Remiremont (88), S/M : Saulxure-sur-Moselotte (88), M : Mancey (71), P : Plotte (71), LT : Le Thillot (88)

2.1. Les terroirs calcaires lorrains et bourguignons

Fig. 2 : Quelques exemples de murs des coteaux du Mâconnais près de Tournus (71) jointoyés à la terre.

 

a. Mancey : (1) vue d’un bâtiment d’habitation monté au sable rouge à Mancey, le mortier de chaux utilisé avec parcimonie a simplement servi à beurrer les joints des pierres. Au pied de l’habitation, une annexe aux pierres montées au sable rouge. (2) détail du mur de l’annexe. (5) mur d’une ruine à proximité de l’habitation ;

 

b. Mancey, bâtiment en ruine : (1) enduit au mortier de chaux à la base de deux murs intérieur. (2) détail du mortier de terre côté intérieur. (3) remplissage intérieur en terre du mur en ruine ;

 

c. Plottes : (1) vue générale du four à pain, (2) détail du mur effondré ;

 

d. Échantillons de terre de jointoiement des murs précédents : (1) terre faiblement argileuse est de cohérence moyenne du four à pain à Plotte, (2) terre de faible cohérence d’un mur de la ruine de Mancey côté intérieur, (3) terre très sableuse, de cohérence nulle, de la ruine de Mancey.

 

Photos © Jean-Marie Blaising.

Les sites archéologiques du nord de la Lorraine mentionnés dans cet article sont l’ancien village de Vallange à Vitry/Orne, Haute-Yutz et Ars-sur Moselle. Au nord de Metz, Vallange était fondé sur les dépôts gravelo-calcaires, localement recouverts de limons, d’une ancienne terrasse quaternaire de l’Orne. Haute-Yutz s’étend sur les sables à nappes argileuses de la basse terrasse de la Moselle. Plus au sud, Ars-sur-Moselle est situé sur les marnes argileuses du Toarcien et les colluvions de la côte de Moselle. Les observations de bâti faites sur ces sites informent sur leur évolution de la fin de l’Époque romaine au Moyen Âge.

Les bâtis bourguignons évoqués sont localisés près de Tournus sur les côteaux du Mâconnais, ces derniers, se découpant en petites chaînes parallèles au gré de failles globalement orientées N/S consécutives à l’effondrement de la plaine de la Bresse durant l’Oligocène. Il en résulte une mosaïque de terrains géologiques calcaires et marno-argileux datés du Jurassique. Au cour des périodes géologiques chaudes et humides du début du Tertiaire, la dissolution karstique et l’altération des calcaires jurassiques a produit des argiles rougeâtres de décarbonatation. Des sables rouges ferrugineux sont considérés comme témoins de l’érosion d’assises du Crétacé supérieur au début du Tertiaire. Ils sont piégés dans des poches karstiques avant d’être recouverts par les dépôts de la fin du Tertiaire. En plus de leur qualité de pierres de construction, les calcaires sont tout à fait aptes à la production de chaux (Barlet et Magnien, 1963).

Quelques observations ont pu être faites sur des constructions rurales ruinées ou en élévation. L’état de délabrement en facilite l’observation. À Plottes (71), un ancien four à pain banal, probablement datable du XVIIIe siècle, se tient en bordure de la rue du Bœuf. La construction comporte le four proprement dit couvert de laves, reposant sur une assise de calcaire local. À l’avant du four se dresse un court laboratoire construit en pierres et couvert de tuiles mécaniques. Cette dernière partie est ruinée, ce qui permet d’en observer l‘assemblage peu soigneux en pierres de récupération tout-venant.

Dans le village de Mancey (71), l’observation porte sur un bâtiment ruiné du XIXe siècle, ainsi qu’une habitation voisine et son annexe.

2.2. Les Hautes-Vosges cristallines aux sols acides

Fig. 3 : Localisation des différents prélèvements de liants dans les bâtiments des Hautes-Vosges.

A. Sainte-Marie-aux-Mines : 1. forge Sainte-Barbe, vue générale, 2. détail du mur lié à la terre (SMML1), 3. colluvions (SMMcol) et arène (SMMar) ;

B. Le Thillot : 1.cave de la maison de mineur, vue générale, 2. remplissage terreux entre les moellons (MthL1), 3. Colluvions (Thcol) et arène naturelle (Thar) ;

C. Gerbépal ferme1 habitée : 1. mur de la grange, 2. détail du liant1 en terre sableuse rougeâtre (GF1B1L1), 3. colluvions naturelles rouges (Gcol) ;

D. Gerbépal ferme2 ruinée : 1. vue générale des bâtiments 1 et 2, 2. Détail du liant3 issu du bâtiment 1 (GF2B1L3), 3.détail du liant1 issu du bâtiment 1 (GF2B1L1), 4. arène sableuses naturelle rougeâtre (Gar).

Photos © Anne Gebhardt.

Les sites du socle cristallin des Hautes-Vosges détaillés dans cet article reposent sur les migmatites à Gerbépal, une série métamorphique à Sainte-Marie-aux-mines et des faciès magmatiques de bordure au Thillot. L’altération de ces roches génère des arènes sableuses grossières plus ou moins épaisses, remaniées par les glaciers durant le Quaternaire. Sur ces dépôts de pente se développent, au court de l’Holocène, des sols plutôt acides, sableux à sablo-limoneux plus ou moins caillouteux, parfois aménagés en terrasses, là où l’implantation humaine à des fins agricoles reste possible.

La forge de Sainte-Marie-aux-Mines et la maison de mineur du Thillot sont construites entre 600 m et 700 m d’altitude, à mi-pente de versants raides, actuellement boisés et peu propices à la mise en culture. Les recherches menées, au cœur de l’Altenberg, le plus ancien secteur minier de Sainte-Marie-aux-Mines (68) ont révélé des traces d'exploitation de minerai argentifère tout au long du Moyen Âge (IXes.-XVIes.). En 2018, une fouille archéologique (Gauthier et al., 2019, ASEPAM) à mis au jour un bâtiment de forge du XVIe siècle, construit sur le carreau de la mine Sainte-Barbe et enfoui, après son abandon, sous des dépôts de pente et une halde. Sur le site, la géologie caractérisée par des roches métamorphiques acides de la série de Sainte-Marie-aux-Mines (gneiss à grenats et sillimanite) plus ou moins remaniées sur les pentes, favorise la formation de sols bruns assez bien structurés. Au Thillot, l’exploitation des mines de cuivre de la Haute Vallée de la Moselle a fait la richesse des Ducs de Lorraine depuis le milieu du XVIe siècle. L’activité minière, qui a atteint son apogée au XVIIe siècle, à perduré jusqu’en 1761 (Pierre, 1996). Entre autres spécificités du site, y a été mis en évidence, pour l’Europe, la première utilisation de la Poudre Noire pour l’extraction du minerai. Menées par F. Pierre (association SESAM), les dernières recherches ont mis au jour, la cave d’une maison de mineur bâtie sur une halde, au cours de la seconde moitié de XVIe siècle.

La chaume des Hautes Froids à Gerbépal (900 m), semblable au censes gagnées sur la forêt, décrites par Garnier (2004), est mentionnée sur la carte des Naudin (XVIIIe s). On y compte actuellement une dizaine d’habitations d’origine plus ou moins ancienne et transformées au fil du temps et des usages. Le bâtiment de ferme n° 1, daté de 1853, est un corps de ferme d’un seul tenant, typique de la montagne vosgienne. Il est compartimenté pour abriter les hommes, leur matériel et leurs bêtes sous un même toit. Il a été plusieurs fois transformé à partir d’éléments de charpente et voliges réutilisés pour s’adapter aux évolutions du confort familial et de l’agriculture. À une centaine de mètres, les murs effondrés de la ferme n° 2, non datée et abandonnée après la dernière guerre, émergent d’une prairie en friche mais non repiquée d’épicéa. Comme nombre de bâtiments en ruine des écarts et selon le témoignage d’un ancien du secteur, cette habitation a certainement fourni bois de charpente, tuiles et pierres de taille pour la reconstruction des fermes du village et alentour, incendiées en 1945 à la fin de l’Occupation.

 

3. Méthode d’étude pédo-sédimentaire du liant des bâtis des Hautes-Vosges cristallines

Pour l’étude sédimentaire du bâti des Hautes-Vosges cristallines, du liant en terre à été extrait d’entre les moellons en pierre de différentes parties de murs, ainsi que du sédiment issu du sol naturel présent autour de chaque site (Fig. 3). De la fouille archéologique de la forge de Sainte-Marie-aux-Mines, proviennent 4 échantillons de terre de jointoiement de murs encore en élévation (SMM1/2/3/4). Au Thillot, deux échantillons (LTh L1 et LTh L2) ont été prélevés sur la face interne des murs de la cave en cour de fouille. Le bâtiment encore habité de Gerbépal (Ferme 1) à fait l’objet de 2 prélèvements. L’un est issu de la face externe de murs de la grange (GF1 L1), l’autre du mur intérieur de la cave à fromages (GF1 L2). À proximité, 6 prélèvements appartiennent à 2 bâtiments ruinés : la ferme 2 (B1) et sa dépendance (B2). Tous ces échantillons sont prélevés du côté intérieur des murs aval encore en élévation (GF2B1 L1/3/4 et GF2B2 L5/6), sauf le GF2B1 L2, issu de la face intérieure du mur amont du bâtiment B1, encaissé dans le sol.

Pour comparaison, afin de mieux comprendre la composition et l’origine de ces liants, ces terres ont été comparées à différents sédiments naturels, affleurant à proximité de chaque bâtiment. Ils sont issus de la partie altérée des gneiss (arène : ar) ou des dépôts de pente qui les recouvrent (colluvions : col). Trop organiques et considérés comme impropres à l’usage de liant, les horizons supérieurs du sol n’ont pas été prélevés. Au Thillot, un échantillon complémentaire provient du remplissage de la tranchée de fondation colmatant le vide entre le sédiment naturel en place et l’arrière du mur de la cave (LTh r). Enfin l’échantillonnage été complété, à Gerbépal, par un prélèvement issu  de colluvion à environ 30 cm sous le niveau de circulation du sol de la cave (GF1 ca) de la ferme habitée (à environ 2m sous le niveau actuel de la terrasse agricole), un peu de terre remontée de la profondeur a proximité un terrier (Gte) et par un fragment grossier d’enduit de mur en mortier de chaux (GF2B2-7).

Après séchage à l’air, les échantillons sont observés à l’œil nu et à la loupe et décrits selon les modalités classiques utilisées pour la caractérisation des sols et sédiments (Baize et Girard, 2009). La couleur des échantillons a été nommée selon le code universel de la charte Munsell. Les différentes observations (couleur, structure, composition), sont visualisées dans le pédo-comparateur (Fig. 4).

Fig. 4 : Pédo-comparateur de la structure et couleur des différents échantillons.

Pour appréhender un éventuel apport de chaux dans leur composition, tous les liants et terres naturelles ont été testés à l’acide chlorhydrique dilué à 10% (HCl). Pour cet ensemble homogène de terres issues de terrains cristallins (non calcaires) de Gerbépal, une mesure empirique de la texture (sables fins, limons et argiles) à été effectuée sans tenir compte de la matière organique, selon la méthode du bocal (Soltner, 1986), par décantation de 10 g de chaque terre dans de l’eau. Après avoir été secoués énergiquement, les bocaux sont laissés à décanter pendant une dizaine d’heures (Fig. 5).

Fig. 5 : Résultat de la décantation différentielle dans l’eau en fonction du temps, des fractions fines (sableuses, limoneuses et argileuses) des différents liants issus de Gerbépal (Hautes-Vosges cristallines).

Pour appréhender la vitesse de décantation des suspensions, ils ont été photographiés au bout de 2 h de temps puis en fin d’expérience (Fig. 5A). La proportion entre les sables fins, les limons et les argiles à été obtenue à partir de l’épaisseur relevée de chaque fraction (Fig. 5B). La présence de matière organique non décomposée flottant en surface ainsi que le degré d’opacité lié aux suspensions encore présentes après 10 h ont également été relevés. L’ensemble des résultats est reporté dans le premier tableau (Tab. 1) et dans triangle des textures (Fig. 6).

 

Éléments décantés après 10h

             Échantillons

% Sables

% Limons

% Argiles

Suspensions minérales

Flottation de matière organique fraîche

 

Ferme 1 (habitée)

GF1 L1

40

60

0

0

0

GF1 ca

33

64

3

+

0

 

Ferme 2

(en ruine)

 

Bât1

GF2B1 L1

33

50

17

++

+

GF2B1 L3

54

36

10

++

++

Bât2

GF2B1 L5

71

29

15

0

++

 

 

    

Terrains naturels

GF col

40

40

20

+

+

G te

75

25

0

0

+++

G F1 ca

40

40

20

+

0

G col

56

34

10

+

++

G ar

37

63

0

0

0

Tableau 1 : Tableau des description macro- et microscopiques des différents liants à la terre. La couleur des échantillons a été relevée à sec et notée selon le code de couleur Munsell.

 

Fig. 6 : Composition texturale des échantillons de Gerbépal selon le triangle des textures de Jamagne (1967). En rouge les liants en terre, en bleu les sédiments naturels locaux.

Il ne s’agissait pas de faire ici une mesure granulométrique précise de leur composition, mais de comparer (à faible coût) un lot homogène de différents sédiments peu argileux et non calcaires. Seul un appareillage de laboratoire, après diverses manipulations préparatoires (dispersion, décarbonatation éventuelle, etc), permettrait d’obtenir des mesures précises sur d’autres types de sédiments. Pour obtenir une lame mince les échantillons meubles doivent préalablement être indurés dans une résine polyester (Murphy, 1986 ; Beckmann, 1997). Une fois durcis, ils peuvent, comme une roche dure, être amincis entre 25 et 28 µm et être observés au microscope optique polarisant. Les lames sont décrites selon la nomenclature internationale d’analyse des sols et sédiments meubles (Bullock et al., 1985, Nicosia et Stoops, 2017) traduite en français par Stoops (1986). Les résultats des observations sont consignés dans le tableau de description (Tab. 2). Et quelques traits remarquables sont illustrés sur la planche (Fig. 7).

Echantillon

Description macroscopique

Description micromorphologique

Microstructure

Composants

Traits pédologiques

SAINTE-MARIE-aux-MINES (68) Fouille ASEPAM  dir. Joseph GAUTHER.

Forge Sainte Barbe (XVIes),

SMM L1

Elévation extérieur haut

Sable limoneux brun-jaune (10YR 4/6) avec quelques granules rouges (2,5YR 5/8), quelques cailloux, agrégats anguleux grossiers (30%) et fins (30%) dans matrice fine, HCL<0.

 

Gros agrégats pseudo-anguleux, taille 1/2 centimétrique  fissures assez larges, pédalité moyenne.

Fraction sableuse grossière et petits graviers (arène locale, 50%, 0,5-2mm), masse porphyrique de biréfringence moyenne. Quelques grains assez anguleux, à fort relief sans biréfringence (fragments de grenats), matière organique mal carbonisée ou très humifiée, micro-charbons.

Revêtements argilo-silteux poussiéreux, non lités assez épais. Abondantes ferruginisations      

SMM L2

Elévation extérieur bas

Sable limoneux brun-jaune clair (10YR 6/4) avec quelques granules foncés (10YR 2/2) et rouges (2,5YR 5/8, brique), graviers plus gros et sables dans agrégats fins (5%) et grossiers (30%) dans matrice plus fine, HCl<0.

Gros agrégats pseudo-anguleux, taille 1/2 cm à 0,1cm  fissures parfois parallèles et vides.

Fraction sableuse grossière et petits graviers (’arène locale, 50%, 0,5-2mm), masse porphyrique de biréfringence moyenne. Quelques grains assez anguleux à fort relief sans biréfringence (fragments de grenats), matière organique mal carbonisée ou très humifiée, micro-charbons.

Localement, revêtements argilo-silteux poussiéreux, non lités assez épais.

Abondantes imprégnations ferrugineuses.

SMM L3

Elévation intérieur haut

Sable limoneux brun jaune clair (10YR 6/4) quelques petits graviers avec agrégats grossiers (30%) et fins (10%) dans matrice plus fine. Petits agrégats blancs (HCl<0 .

Gros agrégats pseudo-anguleux, taille 1/2 centimétrique  fissures assez larges, pédalité moyenne.

Fraction sableuse grossière et petits graviers composés d’arènes issues de la roche locale (50%, 0,5-2mm), masse porphyrique de biréfringence moyenne. Quelques grains assez anguleux, fort relief sans biréfringence (grenats fragmentés), fragments de scories, rares micro-charbons.

Abondantes ferruginisations

SMM L4

Elévation intérieur bas

Beige à brun-jaune ( 10YR 6 à 5/4), abondante biotite et éléments minéraux noircis (fer ?, brûlé?), granules foncés (10YR 2/2), petits agrégats (5%) et agrégats grossiers (40%) dans matrice plus fine, HCl<0.

Gros agrégats pseudo-anguleux, taille 1/2 centimétrique  fissures parfois parallèles et vides.

Fraction sableuse grossière et petits graviers (arène locale, 50%, 0,5-2mm), masse porphyrique de biréfringence moyenne. Quelques grains assez anguleux, à fort relief sans biréfringence (fragments de grenats).

Localement, revêtements argilo-silteux poussiéreux, non lités assez épais.

Abondantes imprégnations ferrugineuses.

Sédiment naturel

SMM col

colluvions naturelles

Brun jaune clair (10YR 6/4) avec quelques granules brun-jaune (10YR 5/4), graviers (40%) et sables (30%) dans matrice fine (30%), assez compact HCl<0.

/

/

 

                                                                            

/

SMM ar

arène naturelle

Beige à brun-jaune (10YR 6/4 à 5/4); graviers (30%) et sables (20%) dans matrice fine (50%). Assez compact, HCl<0.

/

/

/

LE THILLOT (88) Fouille SESAM dir. Francis PIERRE

Cave de maison de mineur XVIes,

LTh L1

mur cave

Sable limoneux brun (7,5YR 5/4): Gravier (2-3mm à 1/2cm, 10%) émoussé, sable grossier (60%), limons (30%) petits agrégats (2mm à 1/2cm, 20%) peu stables, HCl<0.

/

/

/

LTh L2

mur cave

Sable limoneux brun clair (7,5YR 6/4), graviers (1/2 à 2 cm, 50%) sable grossier (30%), limon (20%) petits agrégats arrondis (1-2mm peu stables 10%), HCl<0.

Structure assez lâche. Gros agrégats pseudo-anguleux (1mm à 3cm, 5%) et abondants petits agrégats  (<1mm, 20%)  fissures ?

Sables moyens anguleux à légèrement émoussés (100 à 150µm, 30%) et plus grossiers (0,5mm à 1/2cm, 10%). Cortège classique minéralogique des granito-gneiss locaux (quartz, quartzites, feldspath, biotites, hornblende), masse porphyrique, biréfringence moyenne à faible.

Rares petits revêtements rougeâtres limpides peu épais. Intercalations 4/5

Fragments de masse brun foncé anguleuse 2/3 repris dans des unités plus claires.

Minéraux enrobés de masse plus sombre.

LTh remp

remplissage de la tranchée de fondation

Sable limoneux brun clair (7,5YR 6/4), graviers granitique (1à1/2cm, 20%) sables émoussés (50%), limon (30%), agrégats assez stables (30%), HCl<0.

Structure granuleuse 6/7. porosité inter-grain importante. Rares agrégats arrondis (gneiss altérés).

Sables moyens anguleux à légèrement émoussés (100 à 150µm, 30%) et plus grossiers (0,5mm à 1/2cm, 10%). Cortège classique de la minéralogie des granito-gneiss locaux. Masse monique à énaulique.

/

 

Sédiment naturel 

LTh col

colluvions naturelles

recouvrant les murs

Sable limoneux brun soutenu (7,5YR 5/6), graviers anguleux de granite (2-5mm, 50%), sables grossiers (1-2mm, 30%) émoussé, limon 20%), petits agrégats sablo-limoneux (2-3mm, 10%) HCl<0.

Structure granuleuse, porosité inter-grain importante. Rares agrégats arrondis (gneiss désagrégés?)  

Moins de sables moyens anguleux à légèrement émoussés (100 à 150µm, 10%) et plus de grossiers (0,5mm à 1/2cm, 20%). Cortège classique de la minéralogie des granito-gneiss locaux. Masse monique à énaulique.  Quelque fragments végétaux frais (racines?)       

Quelques rares très fins revêtements limpides en place. Quelques revêtements poussiéreux. Grains minéraux parfois enrobés de matrice.

LTh ar

arène naturelle

Sable limoneux brun-jaunâtre  (10YR 5/8), graviers granitoïdes émoussés (2mm à 1/2cm, 30%), sables grossiers (1 à 2 mm, 30%), limon et sables fins (40%), rares agrégats sablo-limoneux (10%), HCl<0.

Assez bien structuré. Agrégats compactes avec quelques déjections ovoïdes (<50µm).

Sables moyens anguleux à légèrement émoussés (100 à 150µm, 30%) et plus grossiers (0,5mm à 1/2cm, 10%). Masse porphyrique 8/9.

Papules et petits revêtements en place, limpides rouges-orangé foncés. Revête-ments sombres silteux peu épais 10/11.

GERBEPAL (88)

Ferme 1 (1853) encore habitée

GF1 L 1

mur extérieur en élévation

 

Sable limoneux brun rougeâtre léger (5YR 6/4), graviers de migmatite anguleux à légèrement émoussés (1cm, 10%), sables grossiers (30%), sables fins (20%) limons (40%), quelques fragments blancs (<1mm) de chaux, structure particulaire, HCl<0.

Bien structuré pour les zones non fragmentées.

Sable grossier à grains anguleux (frgaments de migmaite, feldsaths, quartzites, biotites… 2cm à quelques milimètres, 40%).. Masse porphyrique non biréfringente dans les zones les plus compactées. L’ensemble est très fragmenté suite au prélèvement. Très rares petites racines.

Eléments minéraux enrobés de silt. Belles intercalations silteuses poussiéreuses assez épaisses.

GF1 L2

mur intérieur de la cave

Limon sableux fin brun très pâle (10YR 7/4), pas de graviers ni sables grossiers, agrégats anguleux peu stables (1/2cm, 15%), HCl très léger.

Assez peu compact, agrégats lâches.

Grains anguleux, quartz quartzite, fragments de migmatite, biotite, feldspaths….  (3/4mm, 2% ; 200/500µm, 30%). Masse assez claire, géfurique à porphyrique.

Éléments minéraux enrobés de silt. Calcite micritique et sparitique.14/15, 18/19. chaux décalcifiée (quartzite+calcaire 16/17).

Ferme 2 (milieu 19e siècle) ruinée après guerre

GF2B1am L1

Bâtiment 1

Mur encaissé à l’amont

Sable limoneux fin brun très pâle (10YR 7/4), petits graviers (migmatite) et sables grossier (30%), sables fins et limons (70%), petits agrégats arrondis peu stables (20%), HCl<0.

Assez compact, bien structuré.

Grains anguleux, quartz quartzite, fragments de migmatite, biotite, feldspaths….  (3/4mm, 2% ; 200/500µm, 30%). Masse claire porphyrique, de bonne biréfringence, rares racines quelques charbons 22/23.

Quelques éléments minéraux enrobés 24/25. Papules.

GF2B1am L2

Bâtiment 1

Mur encaissé à l’amont

Sable limoneux brun rougeâtre (5YR 5/4), graviers anguleux (1/2cm, 20%), sables et limons (80%), rares agrégats émoussés peu stables (3-4mm, 5%), HCl<0.

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GF2B1av L3

Bâtiment 1

Mur en élévation à l’aval

Sable limoneux brun rougeâtre léger (5YR 6/4), graviers (1/2 à 1cm, 30%) anguleux de quartzite et migmatite, matrice de sablo-limoneuse (70%), un agrégat  blanchâtre très dur et anguleux avec sables et petits graviers (chaux?),  HCl>0.

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GF2B1av L4

Bâtiment 1

Mur en élévation à l’aval

Sable limoneux brun rougeâtre (5YR 5/4), quelques petits graviers de migmatite (1/2cm, 10%), matrice sablo-limoneuse (80%), agrégats anguleux peu stables (inf à 1/2cm, 5),  HCl<0.

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GF2B2av L5

Bâtiment 2, dépendance

mur en élévation 

Sable limoneux rouge clair (2,5YR 6/6), petits graviers anguleux (20%) danqs matrice sablo-argileuse (80%), petits agrégats peu stables (1/2cm ou moins, 15%), HCl<0.

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GF2B2av L6 /

Bâtiment 2, dépendance

Mur en élévation

Sable limoneux brun jaunâtre léger (2,5YR 6/4), graviers (1/2cm max, 10%) de migmatite, quelques fragments de mortier blanchâtres (1%) dans matrice sablo-limoneuse (80%), agrégats assez stables (2-3mm, 10%) émoussés, HCl<0.

Aspect assez compact.

 

                   

Grains anguleux, quartz quartzite, fragments de migmatite, biotite, feldspaths….  (3/4mm, 2% ; 200/500µm, 30%). Masse porphyrique, bonne biréfringence. Fragments végétaux 12/13.

Papules, revêtements argileux rougeâtre limpides, très peu épais 32/33

grains minéraux enrobés de silts.

GF2B2 7

Bâtiment 2

mortier de chaux  

Fragment de mortier très dur recouvrant le mur, blanc rosâtre (5YR 8/3), HCl>0.

Compact, quelques vides entre les éléments minéraux reliés par la calcite.

Quartz quartzite, émoussés (rares fragemnts de gneiss), taille homogène (200/500 µm, 30% : 2 à 3 mm, 3%). Masse micritique autour des grains, géfurique 26/29. Rares fragments végétaux calcitisés 28/29.

Cristallisation calcite micritique

un fragment de sol brûlé/chauffé 30/31.                 

Sédiment naturel

GF1 ca

sol de la cave

Sable limoneux gris clair (10YR 5/6 7/3), quelques gros graviers (migmatite, 1/2cm, 1%), sables grossiers (40%), matrice limoneuse (50%), agrégats arrondis moyennement stables (1/2 à 1cm, 60%), HCl<0.

Assez compact fissurations, parfois pseudo-horizontales.

Grains anguleux, quartz quartzite, fragments de migmatite, biotite, feldspaths….  (3/4mm, 2% ; 200/500µm, 30%). Masse plus foncée, porphyrique, de biréfringence moyenne.

Quelques papules.

Localement aspect tassé, litage léger 20/21.

GTe

terrier

Sable limoneux brun jaunâtre (10YR 5/4), graviers anguleux (migmatite, 2mm à 1/2cm,20%) légèrement émoussés, sable grossier (1mm, 10%), limons et sables fin (70%), HCl<0.

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GF col

colluvions à proximité des fermes

Sableux limoneux jaune (10YR 7/6, 30%), avec sables grossiers (1mm, 30%) et limons (40%), agrégats pseudo-anguleux (2mm à 1/2cm, 30%),  HCl<0.

Compact, brun clair,  agrégats assez gros.Abondants déjections ovoïdes (<50µm) 33/34.

Grains anguleux, quartz quartzite, fragments de migmatite, biotite, feldspaths….  (3/4mm, 2% ; 200/500µm, 30%). Masse porphyrique, bonne biréfringence.  

Papules, revêtements argileux,

grains minéraux enrobés de silts,

biogaleries.

G col

Les Grandes Gouttes

colluvions naturelles

Sable limoneux brun rouge (5YR 5/4), à graviers émoussés de migmatite (<1cm, 10%), sables grossiers 30 %, fin 20 %, limons 30%. agrégats 2-3mm peu stables, HCl<0.

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G ar

Les Grandes Gouttes

arène naturelle

Sable limoneux de couleur brun-rouge clair (5YR 6/4) à graviers émoussés de migmatite (<1cm, 10%), sables grossiers 30 %, fin 20 %, limons 30%). déstructuré, HCl<0

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Tableau 2 : Tableau du pourcentage de sables fins/limons/argiles obtenu à partir de l’épaisseur relevée de chaque fraction dans les pots de décantation de la fig. 5.

 

Fig. 7 : Quelque traits micromorphologiques remarquables de liant en terre du bâti vernaculaire des Hautes-Vosges cristallines. Photo principale en lumière transmise analysée, la bande sombre à droite est une zone en lumière polarisée.

a/b. Ste-Marie-aux-Mines, SMM 3, forge Ste Barbe haut du mur, aspect général compact, charbon (Ch), minéraux opaques (Mio), revêtements poussiéreux (RP), fissure (F) ;

c/d. Le Thillot, LTh L1, cave de la maison de mineur, fragment de sol (FrS), revêtements poussiéreux (RP) et intercalations (In),

e. LTh ar, aspect général de l’arène granitique ;

f. LTh aspect granuleux très déstructure du remplissage de la tranchée du mur de la cave de la maison de mineur.

g. Gerbépal, GF1 L1, intercalations (In) dans la terre du mur de la ferme1,

h. Gerbépal, GF1 L2, mur intérieur de la cave précipitations de calcite autour d’agrégats de terre (Ca),

i. id. fragment de chaux décalcifié, on notera l’absence de biréfringence en lumière polarisée ;

j/k. Gerbépal, Ferme 2 abandonnée, aspect compact avec charbon (Ch), racine (Ra) et grains de quartz enrobés de silts (En) ;

l. id. déjection ovoïdes de la mésofaune du sol (Do),

m/n. Gerbépal, GF2B2-7, enduit de mortier de chaux avec granulométrie bien homogène composée de quartz uniquement, fragments de sol (Sch) et de végétaux (Vch) chauffés et forte calcitisation entre les éléments (Ca),

o. Gerbépal, Arène en place avec revêtements rougeâtres limpides (Rl),

p. id. dépôt de pente colluvionné avec grains de quartz enrobés (En) et papules (Pa).

 

4. Résultats des observations et des analyses

4.1 Le bâti des terroirs calcaires

Les recherches archéologiques dans le Nord Lorraine ont révélé trois modes d’assemblage des murs en pierres: les pierres sèches, le montage au mortier de sable et chaux et le montage à la terre.

Pour l’Antiquité, on constate généralement que les pierres de fondations sont posées, verticalement ou en biais sans mortiers d’assemblage. Le mortier n’intervient qu’à partir du premier rang d’élévation (Blaising, 2011, 2014b). En milieu rural, la construction en pierres se raréfie à partir du IVe siècle et ne reprend de manière commune qu’à partir du XIIe siècle. Pour le Moyen Âge, l’archéologie n’a permis de retrouver que les fondations, des solins, et dans le meilleur des cas, quelques rangs d’élévations. Sur une fouille du centre ville d’Ars-sur-Moselle (Blaising 2001), on a constaté que les murs en pierres médiévaux et modernes étaient maçonnés au mortier de chaux à l’exception d’une cave médiévale réalisée en pierres sèches. Après la destruction du village disparu de Haute-Yutz (Blaising 2011) en 1815, le site a servi de carrière et les déchets de construction (pierres trop petites, tuiles cassées et mortier de chaux) ont été rejetés sur le domaine public, à savoir les rues et places. L’examen de ces restes et les fouilles réalisées à la périphérie du village (Blaising 1997 et 2009) ont montré un usage important du mortier de chaux pour ces maçonneries datées du bas Moyen-Âge au XVIIIe siècle. Lorsqu’il s’agit de solins ayant supporté des sablières basses, les pierres alignées ne présentent pas de traces de mortier (Blaising 2014, bâtiment 245 p. 44 à 55). À Vitry-sur-Orne sur le site du village disparu de Vallange, les solins de trois bâtiments du bas Moyen Âge étaient montés en pierres sèches, souvent à la terre et parfois au mortier de chaux, sans que l’on puisse en déduire un mode opératoire précis (Blaising, Gérard et Frauciel, 2008).

Plus loin, mais pas trop, en Bourgogne, les pierres de construction du laboratoire du four de Plotte sont exclusivement montées à l’aide d’une terre faiblement argileuse de cohérence moyenne (Fig. 2). Cette dernière a été utilisée en abondance, particulièrement dans la partie centrale entre les deux parements. La dégradation de la toiture a entraîné la pénétration d’eau de pluie dans les murs latéraux qui a dissous la terre et provoqué des désordres dans l’appareillage. Le bâtiment ruiné de Mancey révèle (Fig. 2) un mur aux pierres soigneusement assemblées. Ici, le constructeur a, comme pour la construction en pierre sèche, pris soin de réduire au minimum les interstices entre les pierres. Ces vides sont exclusivement comblés d’une terre locale de faible cohérence. Au moins un mur extérieur est lié à l’aide des sables rouges sans cohésion. L’examen visuel de ces prélèvements de terre révèle la présence de quelques boulettes de chaux en très faible proportion. Le caractère isolé et arrondi de ces fragments exclut l’interprétation d’un mortier très maigre qui, le cas échéant, devrait « emballer » les éléments naturels du liant. La grande et haute surface de l’habitation voisine a bénéficié d’un enduit de protection minimal de chaux « à pierres vues ». L’annexe, plus petite et plus basse, est restée sans enduit de protection (Fig. 2). L’historien-archéologue Gabriel Jeanton (1881-1943) nous apprend que « Jadis, les paysans construisaient rarement au mortier de chaux ; la plupart des murs étaient au mortier de terre. », plus loin, il rapporte qu’on utilisait un mortier de terre rouge provenant des argiles à silex à Mancey (Jeanton, 1932, p. 87).

4.2. Le bâti des Hautes-Vosges cristallines

Dans le bâtiment encore en usage, le liant en terre est positionné profondément au cœur de murs épais (50 cm), derrière une bonne couche d’enduit de protection à la chaux grossière en façade. Notons qu’il est souvent difficile d’échantillonner autre chose que des petits agrégats sans possibilité de déplacer les moellons. Dans les bâtiments abandonnés, l’enduit à la chaux fragmenté par les actions du gel/dégel est rapidement désagrégé, voire dissous en contexte acide, jusqu’à n’être plus visible sur les bâtis médiévaux miniers découverts lors des fouilles archéologiques. Toutefois, l’existence d’un enduit à la chaux peut être soupçonné sur la face intérieure des murs de la forge de Sainte-Marie-aux-Mines. En effet, la découverte de petites esquilles osseuses altérées mais non totalement disparues à la base de ces murs, suggère, malgré une réponse négative au test de terrain à l’HCl, un milieu plus alcalin que dans le reste de l’espace fouillé. Ceci pourrait être mis en lien avec la désagrégation d’enduits de chaux couvrant les murs. Une mesure plus précise des variations de pH de la surface du sol pourrait permettre de préciser ce point.

La première visualisation par le biais d’un pédo-comparateur montre une homogénéité de couleur entre les liants et le sédiment local de chacun des trois sites (Fig. 4). C’est le fer libéré par la roche qui donne à la terre sa couleur brune, virant au jaune ou au rouge de façon plus ou moins soutenue. À Gerbépal, la dominante rosée est nette et on peut clairement la mettre en relation avec la couleur rougeâtre de l’arène issue de la migmatite locale. Au Thillot, c’est le brun qui domine, à Sainte-Marie-aux-Mines la couleur est plus jaune. À Gerbépal, une couleur plus sombre et grisée du liant est observée dans la portion de mur abandonné non protégée des intempéries et encaissée dans la pente indiquant un contact avec les horizons organiques du sol naturel (GF2B1,L1).

Les liants présentent une structure (ou organisation) assez compacte, marquée par des agrégats de grande taille. Ils sont plutôt résistants à une pression soutenue des doigts, ce qui révèle leur bonne stabilité. On notera une forme légèrement plus anguleuse des agrégats sortis des élévations du mur sain de la ferme 1 habitée (Fig.4, GF1 L1). Ceci tranche avec la forme légèrement plus émoussée et surtout la moindre consistance des agrégats provenant des murs décatis de la seconde ferme (Fig.4, GF2B1/2 L1 à 6). Ces observations révèlent une altération des liants issus des murs non protégés des intempéries.

L’observation au microscope confirme une assez bonne compacité des différents liants. La porosité dans les agrégats de terre extraite des murs est moindre que dans les échantillons de terre naturelle (Fig. 7e, n). Dans le liant de Sainte-Marie-aux-Mines (Fig. 7b), on note une légère fissuration (F) des revêtements poussiéreux (RP). Au Thillot, par contre, le liant du mur de la cave apparaît microscopiquement très différent du remplissage de la tranchée de fondation. Ce dernier apparaissant totalement désagrégé (Fig.7f), correspond sans doute à un comblement volontaire et rapide d’origine anthropique.

La texture (ou composition) de l’ensemble des liants de Gerbépal et des sédiments locaux est limono-sableuse (Fig.6), plus ou moins riche en petits graviers émoussés, typiques de l’arène d’altération de la roche cristalline locale. Dans la partie grossière, on reconnaît tout le cortège minéralogique plus ou moins altéré des formations granito-gneissiques environnantes. La proportion d’argile semble toutefois assez faible, un peu plus importante pour les colluvions à proximité des fermes (GFcol) et sous la cave de la Ferme1 (GF1ca). L’expérience de décantation montre églement que la granulométrie limoneuse légèrement sableuse du liant du mur de la ferme 1 de Gerbépal (GF1L1/L2) se rapproche de celle de l’arène (Gar) locale (Tab.1 et Fig.6). Les liants les plus sombres des murs abandonnés, sont également plus riches en fragments organiques qui flottent en surface des bocaux. Peuvent également être observés quelques résidus anthropiques millimétriques de terre cuite rouge, de tout petits fragments de charbons de bois (Ch, Fig.7a/k), des fragments végétaux ou des agrégats millimétriques épars de mortier de chaux (Ca, Fig.7i). Le liant issu de la forge de Sainte-Marie-aux-Mines, qui semble moins grossier dans les parties hautes qu’à la base des murs, est riche en petits grains minéraux microscopiques ronds et noirs (Mio, Fig.7a). Ce sont des minéraux opaques (sulfures de plomb, barytine, fer, etc) dont la forme arrondie et relativement calibrée ressemble à celle qui a pu être observée dans un bassin de récupération des eaux de lavage du minerai (Gebhardt et al., 2019). Faute de lame mince, leur taux de concentration dans le sédiment naturel local, n’a pas été vérifié, mais leur présence dans le liant des murs révèle un environnement local déjà bien pollué par l’exploitation minière et les activités minéralurgiques.

L’observation au microscope révèle parfois des intercalations (In, Fig.7d, g) et des petits revêtements poussiéreux silteux plus ou moins épais et non lités (RP, Fig.7b, d), qui pourraient indiquer une phase d’hydratation suivie de ressuyage du sédiment. Les fragments encore anguleux de sol (FrS, Fig.7c), observés dans le liant de la maison de mineur du Thillot, montrent que si malaxage de la terre il y a eu, celui-ci n’est pas très poussé. Dans le liant du mur amont encaissé dans la pente de la Ferme 2 (ruinée) de Gerbépal, on observe des déjections ovoïdes microscopiques (Do, Fig.7l) et des fragments de végétaux frais. Ils témoignent d’une reprise de l’activité biologique par la meso/macrofaune du sol suivi par les racines (Ra, Fig.7k). Ceci n’est pas observé dans le liant des murs de la ferme 1 (habitée) de Gerbépal, ni celles (archéologiques) de Sainte-Marie-aux-Mines et du Thillot. L’absence de ce type de traits biologiques dans le liant de ces murs indique leur saine qualité (GF1 L1/2) et une déconnexion avec les horizons organiques superficiel du sol environnant par un recouvrement sédimentaire épais et rapide après abandon (SMM L1 à 4, LTh L1/2).

Certains traits micromorphologiques observés dans les sédiments de référence sont attribués à leur évolution naturelle. L’aspect enrobé des éléments minéraux, par exemple (En, Fig.6j/p), est lié à leur origine colluvionnée le long des pentes. Les revêtements argileux rougeâtres limpides sont attribués à une pédogenèse ancienne. Ils indiquent un remaniement lorsqu’ils sont fragmentés (papules, Pa, Fig.7p) ou un horizon de sol non déplacé quand ils sont entiers (RL, Fig.7o). Le fait de retrouver ces enrobages et ces papules dans le liant confirme l’utilisation du dépôt de pente local.

Au microscope, le fragment de mortier chaux (Fig.7m/n ) se différencie des liants en terre observés par une homogénéité granulométrique de la fraction sableuse composée uniquement de quartz et quartzites. Contrairement à la terre utilisée naturelle, il y a donc eu un tri dans le choix des matériaux pour fabriquer le mortier de chaux, qui n’est par ailleurs sans doute pas produit localement. On y observe également des fragments de terre chauffée (Sch, Fig.7n) et de végétaux calcinés (Vch, Fig.7m), sans doute incorporés involontairement lors de la fabrication de la chaux. L’absence de biréfringence au microscope (Fig.7i) d’un fragment de chaux présent dans le liant en terre de la cave (ferme habitée) à Gerbépal, indique une décalcification déjà avancée et un milieu acide. Isolé, ce fragment provient sans doute d’un enduit à la chaux grossièrement étalé en surface du mur pour l’assainir).

 

5. Discussion

5.1. Quel emploi pour la terre ?

Si, pour quelques auteurs (Guillemot, 2015), l’usage de mortier de chaux semble aller de soi, dans les ouvrages de spécialistes du bâti rural en France, il ressort que l’usage de la terre dans la construction des murs en pierres était autrefois très courante. Nombre d’auteurs préconisent des terres « argileuses » collantes. Les plus vieux mortiers connus étaient composés d’argile pure dont on fit usage jusqu’au XIXe siècle en France (Chauvet, 1981). Pour Coignet et Coignet (2007), seules les terres collantes argileuses facilitent le montage en calant les pierres entre les rangs inférieurs et supérieurs et permettent d’accroître la tenue des moellons dans le temps. Il en va de même pour Ringelmann (1892) qui conseille, pour les constructions rurales, la préparation de mortiers avec une terre aussi argileuse que possible, malaxée au rabot, ou en plaçant la terre sur une surface plane piétinée par les chevaux. Pourtant, les exemples vosgiens et bourguignons montrent que l’on peut aussi utiliser des terres sableuses moyennement à faiblement cohérentes et sans pouvoir de « collage ». Le liant en terre plus sableuse vient simplement combler les vides entre les pierres pour améliorer l’imperméabilité du mur à l’eau et au vent (Fontaine, 2001). Pour ce même auteur, le maçonnage était fait de terre ou d’argile détrempée dans l’eau qui avait tendance à « couler » par les joints de murs aux pierres soigneusement ajustées, comme s’ils étaient en pierres sèches, la terre maintenant les petites cailloux irréguliers et les déchets de açonnerie servant à caler les grosses pierres du mur. Aussi, la terre ne doit-elle pas couvrir tout le contact entre les pierres, assemblées comme dans un mur en pierres sèches. L’un des fondateurs de Maisons Paysannes de France (Fischer, 1966, p. 96 et 1971) rapporte des observations de murs anciens en pierres sommairement voire pas dégrossies, dont les intervalles étaient bourrés d’éclats de pierre, à la rigueur de terre, mais très rarement de mortier de chaux. La faible cohérence de certaines terres de liant indique donc que le caractère collant n’était pas toujours requis, La hauteur limite de murs en pierres et à la terre ne dépasse généralement pas un étage, ce qui est fréquent dans l’habitat vernaculaire rural.

Même dans les secteurs largement pourvus en argile et où la chaux était disponible, la terre ne sert qu’à combler les vides entre les pierres. C’est le cas à Mancey et à Plottes, où malgré la présence d’enduits de façade et d’anciens fours à chaux alentour attestant de l’utilisation de la chaux dans le secteur, les murs sont liés à la terre.

Dans le cadre de notre étude sur les Hautes-Vosges, la préparation de la terre n’est pas flagrante. Au microscope, les indices d’eau ou de malaxage sont ténus. Les phases d’hydratation et de ressuyage, détectées dans les liants, sans doute légèrement plus argileux, de la forge de Sainte-Marie-aux-Mines, révèlent toutefois une terre mouillée mais non détrempée. Grossièrement malaxée, son séchage s’accompagne de fissures microscopiques. L’observation à l’œil, en lame mince, et le petit exercice de granulométrie ne montrent pas une modification volontaire des classes granulométriques. Une analyse granulométrique comparative plus poussée entre liants et sédiment local pourrait permettre de déceler plus finement une quelconque proportion obtenue par un tri par criblage ou tamisage des terres locales avant emploi. Les argiles, sujettes au retrait-gonflement, doivent impérativement être mélangées à une fraction grossière ou fibreuse pour ne pas fissurer au séchage. À Bégnecourt, Dominique Médy (com. pers.) signale un mélange de terre argileuse et de poils d’animaux, entre les parements intérieurs d’une habitation. Dans le cas de Sainte-Marie-aux-Mines, les nombreux petits charbons, les résidus de terre cuite (tuiles, briques) intégrés à l’arène peuvent avoir été introduits pour augmenter la granularité de la terre. Mais la petite taille et la faible quantité de ces éléments donnent plutôt à penser à une pollution, déjà présente dans les sédiments locaux ou lors du stockage de la terre avant son utilisation. La présence des quelques boulettes de chaux, observée à l’œil nu à Mancey, s’expliquera également par une pollution lors de la préparation du mortier de chaux.

Dans les Hautes-Vosges, c’est l’arène sablo-limoneuse issue de l’altération du socle cristallin qui est utilisée. À Gerbépal, les anciens n’ont pas utilisé la terre issue des horizons organiques disponibles en surface dans les champs en terrasses autour de la maison, mais ont soit cherché des affleurements d’arène sableuse rouge à plusieurs centaines de mètres de là, soit utilisé le sédiment issu du dépôt de pente profond extrait de la fouille des fondations. Au Thillot, les dépôts de pentes proches, plus sableux et moins organiques, ont fait l’affaire. D’autres cas sont à explorer comme ce mur monté à la terre à Champdray (88) signalé par Jean-Marie Demange (com. pers.). Pour sa part, Jacques Guillaume nous rapporte (com. pers.) que la terre était très largement utilisée dans le monde rural en Lorraine. Il cite notamment le cas d’un édifice de qualité, à encadrements de baies en « Jaumont » moulurées à décor et datées du XVIIIe siècle à Novéant-sur-Moselle, dont les pierres étaient liées à la terre. Le même chercheur a également observé des murs de maisons montés à la terre sans trace aucune de chaux à Salmagne (55).

Un mur lié à la terre se doit d’être protégé des intempéries. Selon les régions et les matériaux disponibles, le mur extérieur peut être enduit de terre argileuse armée de fibres végétales ou animales et régulièrement regarni et lissé après une pluie battante (Fontaine, 2001) ou bien de chaux. Dans tous les cas étudiés ici, c’est la chaux qui a été utilisée. En l’état des observations, rien ne permet de définir si dans tel ou tel cas l’enduit à la chaux est contemporain ou postérieur à la phase de construction des murs. La présence fréquente de traces de chaux dans la terre donne à penser qu’il y avait des aires de préparation de mortier de chaux contemporaines de la construction des murs, en particulier à Mancey.

À Mancey, les façades les plus exposées des habitations sont simplement revêtues d’un enduit minimal « à pierres vues », destiné à empêcher la pénétration de l’eau de pluie dans les joints. Dans les Hautes-Vosges, région aux forts contrastes climatiques (vents, pluies, différentiel jour/nuit de température hivernal important), les murs orientés sud-sud/ouest des fermes traditionnelles sont protégés par un bardage bois composé d’«essies», planchettes de sapin clouées sur un support en bois. Dans d’autres régions, la protection est également améliorée par une toiture largement débordante (Fontaine, 2001). Une autre faiblesse de ce système de maçonnerie est sa sensibilité à la dégradation par l’humidité capillaire remontant du sol qui demande un grand soin dans le drainage des fondations (Fischer, 1971). Les observations archéologiques confirment cette remarque. En effet, les murs de caves et de solins sont systématiquement assemblés en pierre sèche durant l’Antiquité, et plus tard, le mortier est rarement employé pour ces parties de mur. Ceci permet de limiter la migration de l’humidité du sol vers la sablière.

En cas d’absence ou de mauvais entretien des protections de mur et de leur délabrement après abandon du bâti, la dégradation avance vite. Les eaux pluviales érodent les parties non protégées et les variations brutales de température favorisent l’éclatement des vieux enduits puis du liant non protégé dans les murs encore en élévation. Tout comme les sols environnants, à moins d’un scellement rapide et profond, la terre incluse dans les murs affleurant va subir des transformations. Avec le temps, de la terre s’immisce dans les interstices entre les pierres. Pour l’archéologue, ceci complique le discernement entre la volonté du bâtisseur et le processus naturel. L’observation de cette terre au microscope pourrait aider à trancher sur son mode de mise en place. Pour les parties de murs dépassant peu de la surface du sol, la réhydratation des liants terreux entraîne le retour rapide de l’activité biologique (faune terricole, racines) et un assombrissement des joints par apport de matières organiques. Ces transformations semblent moins importantes plus en profondeur. En contexte archéologique acide, comme à Sainte-Marie-aux-Mines, les vieux résidus de chaux peuvent ne plus réagir à l’acide chlorhydrique. Une observation en lame mince permet de préciser s'il y a eu de la chaux dans le liant en terre et son degré d’altération.

5.2. Mais alors, pourquoi de la terre dans les murs ?

On fait avec ce que l’on a sous les pieds, ... mais pas uniquement ! Le coût élevé des mortiers manufacturés pour le bâti rural, a encouragé l’utilisation de matériaux collectés sur place, quasiment sans dépense jusqu’au XIXe siècle. Par « coût », il faut entendre autant le coût en argent que le coût en travail. La « terre de fouille », argileuse ou non employée seule ou avec une faible proportion de chaux, a constitué le mortier le plus économique qu’ait utilisé l’architecture paysanne (Fréal, 1977). Ce constat montre que le précieux mortier de chaux n’était utilisé qu’avec parcimonie et explique la présence éventuelle de traces de chaux dans la terre des murs. Pour les Vosges cristallines, l’absence de chaux sur le plan local peut valider le fait qu’elle soit utilisée avec économie. Par contre les exemples bourguignons et de la Lorraine calcaire indiquent que même si cette matière est disponible localement, elle peut n’être utilisée qu’a minima pour les enduits extérieurs. Dans ce cas, la motivation économique ou sociale paraît primordiale. Outre les opportunités environnementales, le statut social de l’habitant ou du propriétaire peut aussi jouer dans le choix du liant utilisé. Des recherches en archives ont permis à Jean-Yves Henry de mettre la main sur divers devis de construction. Le premier (novembre 1777) concerne la construction d’une nouvelle grange à Sainte-Sabine (Saint-Étienne-lès-Remiremont), une ferme appartenant au chapitre de Remiremont qui précise que « Tous les murs seront faits à chaux et à sable garni par intervalle de bonnes pierres de liaison qui traverseront l’épaisseur des murs ceux des appartements seront crépis, polis et blanchis, ceux des écuries seront blanchis au ballets. » (Archives départementales des Vosges, G2140). Un autre concernant une ferme ordinaire à Saulxures-sur-Moselotte (1799) ne mentionne aucune utilisation de la chaux pour la maçonnerie, mis à part le crépi : « Les dits Thiriet polira crepira et blanchira le dit batiment le tous en dedans et en dehors en la coutume des lieux » (Archives privées collectées et transcrites par Roch Humbertclaude). Pour le bâti rural ordinaire, voire pauvre, les matières naturelles n’étaient utilisées qu’en fonction des ressources locales. La cohérence de la terre n’était pas un critère de sélection, celle-ci ne servant qu’à remplir des vides et non pas à coller les pierres comme le ferait un mortier de chaux.

 

6. Conclusion

Il semble donc que la maçonnerie en contexte rural et principalement paysan se manifeste, plus souvent qu’on ne le pense, par un assemblage de pierre et de terre. Au travers des quelques exemples présentés, il ressort que le mode opératoire dans l’utilisation de la terre comme liant des murs n’est pas figé. Le contexte environnemental dans ce choix des matériaux ne semble pas systématique : des bâtis en pierres ont été jointoyés à la terre y compris dans les régions où le calcaire à chaux abonde, et inversement, le déterminisme social aidant. Si l’ancrage fort de l’habitat vernaculaire rural dans le paysage géologique ne fait pas de doutes pour les pierres du bâti, cette étude confirme également l’origine locale des liants. À l’instar des pierres pour la géologie, le liant peut donner un aperçu des sols et sédiment locaux alentour, bien que les contraintes économiques et énergétiques grises (extraction, transport) ne sursoient pas au besoin de matériel de qualité : on ne prendra pas la terre arable juste disponible en surface par exemple ! Sur plusieurs générations de bâtis, à l’instar des travaux sur les liants à base de chaux, l’étude des liants en terre utilisés pour les agrandissements ou les réparations de bâtiments anciens, pourrait apporter une nouvelle vision de l’évolution du paysage (disparition éventuelle des affleurements disponibles), l’évolution des techniques ou du statut des occupants (utilisation de la chaux par un propriétaire plus riche, ou par baisse du coût de son utilisation). À l’échelle d’un terroir, une étude systématique de liants en terre collectés à l’occasion du suivi de travaux de réhabilitation de l’habitat local traditionnel permettrait d’établir une solide base de donnée locale nécessaire à la compréhension des observations de bâtis archéologiques. Cette approche est complémentaire et indissociable de l’étude des mortiers de chaux.

À partir d’observations sédimentaires basiques et peu coûteuses (test HCl, couleur/structure/ texture), cet article laisse entrevoir le potentiel qu’une étude plus poussée pourrait apporter à une meilleure connaissance du liant terreux de jointoiement de moellons de l’habitat vernaculaire rural. Le gain d’informations, issus d’une quantification granulométrique plus poussée, complétée par l’analyse au microscope d’un échantillonnage plus large de liants et leur comparaison avec un solide référentiel en terres naturelles environnantes, permettait d’en préciser la provenance, leur mode de préparation (composition, malaxage, hydratation), de mise en place, leur dégradation...

Écologique avant l’heure, produit local non polluant, peu énergivore et réutilisable à l’infini lors de reconstructions et remaniements, le liant à la terre n’a pas tout dit !

 

Remerciements

Nous remercions vivement Madame Dominique Médy (présidente de l’association Maisons Paysannes des Vosges) ainsi que Messieurs Jean-Marie Demange (président de Villages Lorrains), Jean-Yves Henry (chercheur au Service de l’Inventaire du Patrimoine, Nancy) et Jean Duriaud (archéologue du Tournugeois) pour les précieuses informations communiquées au sujet de liants en terre observés dans leur secteur. Merci également à Jean-Yves Laffont et Christian Lassure qui, par leur relecture éclairée et leurs remarques pertinentes, nous ont permis d'améliorer cet article.

 

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© CERAV, Paris

Référence à citer / To be referenced as :

Anne Gebhardt et Jean-Marie Blaising
Le liant en terre des murs en moellons dans l'habitat vernaculaire. Exemples des Vosges cristallines et des plaines calcaires de Lorraine et du Mâconnais (The earthen bonding  in the stone walls of a number of vernacular buildings encountered in the crystalline Vosges mountains and limestone plains of Lorraine and Mâconnais)
L'Architecture vernaculaire (en ligne), tome 44-45 (2020-2021)
http://www.pierreseche.com/AV_2021_gebhardt.htm
29 septembre 2021

Les auteurs :

Anne Gebhardt : archéo-pédologue, LIVE / UMR 7362 - Université de Strasbourg, LIEC / UMR 7360 - Université de Lorraine, INRAP.

Jean-Marie Blaising : archéologue du village lorrain, retraité. Membre du bureau de « Association pour le développement de la recherche en l’archéologie en Lorraine » et de l’association « Villages lorrains ».

 

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