LES CABANES EN PIERRE SÈCHE DE SKELLIG MICHAEL (COMTÉ DE KERRY, IRLANDE) :
VESTIGES AUTHENTIQUES DU MONASTÈRE DU HAUT MOYEN ÂGE,
FABRIQUE MYSTIQUE DES XVIe-XVIIe SIÈCLES
OU CASEMATES À POUDRE POUR LA CONSTRUCTION DU PHARE DU XIXe SIÈCLE ?

Are the dry stone huts of Skellig Michael in County Kerry, Ireland, genuine remains
of an early mediaeval monastery, mystic constructs of the 16th-17th centuries
or gunpowder stores intended for the building of the 19th-century lighthouse?

Christian Lassure
Agrégé de l'Université

Article repris du tome XVIII, 1994, de la revue L'Architecture vernaculaire

« Alors que j'inspectais Cathair na Maoiline [le fort des
Maoiline] à Kilvickadownig, un vieil homme arriva sur les lieux
et émit l'affirmation grotesque que tous les bâtiments étaient
modernes. Une discussion animée en irlandais s'ensuivit entre
cet alarmiste et l'un de mes guides, pour se terminer par la
décomfiture du vieil homme : l'affaire fut réglée en faisant
valoir la taille des pierres de l'un des clochans [cabanes à
voûte d'encorbellement], pierres qui étaient plus grosses que
celles que les habitants actuels auraient consenti à manipuler. »

R. A. Stewart Macalister, On an Ancient Settlement in the
South-West of the Barony of Corkaguiney, County of Kerry,
dans Proceedings of the Royal Irish Academy, vol. XXXI, 1899,
p. 306

L'île de Skellig Michael au large de la côte du Comté de Kerry en Irlande du Sud est censée abriter les vestiges quasiment intacts de l'un des premiers monastères de la Chrétienté irlandaise, fondé au VIe siècle. Un certain nombre d'auteurs, de Charles Smith en 1756 (1) à Françoise Henry en 1957 (2), en passant par Edwin Dunraven en 1875 (3), ont véhiculé cette idée avec une belle unanimité et un solide conformisme, sans jamais véritablement s'interroger sur le bien-fondé d'une telle croyance.

Pourtant, sur la plan historique, il n'existe aucune description du monastère remontant à sa période d'occupation; on ignore donc si celui-ci était construit en matériaux végétaux ou en matériaux pierreux ou encore à l'aide des deux à la fois. De même, sur le plan archéologique, il n'a été procédé à aucune fouille sur le site actuel; aucun matériel céramique, métallique, monétaire et osseux n'est donc disponible pour la datation sérieuse qu'on est en droit d'exiger pour un tel site.

En fait, l'idée que les vestiges visibles aujourd'hui sont ceux du sanctuaire primitif, repose purement et simplement sur un certain nombre de postulats :

- Les techniques employées – maçonnerie sèche, voûte encorbellée – sont le signe d'une grande ancienneté; à cela on objectera que l'ancienneté d'une technique ne fait pas automatiquement du bâtiment qui y a recours, un édifice ancien, d'autant plus que, dans le cas présent, les techniques de la maçonnerie à sec et de l'encorbellement étaient encore bien vivantes en plein XIXe siècle et au début du XXe, s'incarnant dans de petits édifices agricoles (clochans ou clochauns) qui, pour reprendre le grand ethnologue irlandais E. Estyn Evans, « ne se distinguent en rien des cabanes monastiques rencontrées sur l'île escarpée de Skellig Michael » (4).

© Borut Juvanec

Columeenole, Péninsule de Dingle, 1996 : clochauns en tous points semblables à ceux de l'île de Skellig Michael (photo Borut Juvanec)

- La pierre est nécessairement le matériau de construction qui s'impose sur des côtes dépourvues d'arbres; cela revient à affirmer d'une part que l'absence d'arbres, constatable actuellement, était déjà vérifiée au VIe siècle, et d'autre part que l'importation de matériaux ligneux depuis l'intérieur des terres était exclue à l'époque, deux choses qui sont invérifiables.

- Une maçonnerie en pierre sèche est capable de traverser les siècles, voire les millénaires; cela est peut-être le cas pour des structures enterrées, non exposées aux intempéries et épargnées par les activités humaines, mais certainement pas pour les structures au-dessus du sol, lesquelles, dès leur abandon, se dégradent rapidement, ainsi que cela peut être constaté aujourd'hui non seulement dans le Kerry mais aussi dans divers pays européens pour les cabanes agricoles construites aux XVIIIe et XIXe siècles.

Partant de ce constat, nous nous proposons, dans un premier temps, de rappeler les vicissitudes et les caractéristiques architecturales des prétendus vestiges du monastère de Skellig Michael, tels que les décrit très méticuleusement le spécialiste de l'art irlandais Françoise Henry, puis, dans un deuxième temps, de soumettre ces prétendus vestiges à un examen critique afin de déterminer la part de l'affabulation et la part de la vérité dans l'interprétation qui en est donnée traditionnellement. Si nous disons « prétendus », c'est que, entre le transfert du monastère à Ballinaskellig sur la terre ferme à la fin du XIIe siècle et la description que donne Françoise Henry, il s'est écoulé rien moins que huit siècles et rien ne permet de dire que les structures visibles actuellement remontent dans leur totalité, leur disposition et leur aspect aux bâtiments de l'abbaye du premier millénaire, bâtiments dont on ignore tout.

1 - QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES (d'après Françoise Henry)

Il n'existe aucune mention de la fondation du monastère ni aucune indication de sa consécration à Saint Michel. Les premières mentions datent seulement de la fin du VIIIe siècle et du début du IXe.

On sait, par les Annales d'Irlande, chroniques historiques compilées dans les grands monastères, que le monastère de Skellig Michael fut pillé par les Vikings en 823 ou 824. Les Annales le mentionnent à nouveau aux Xe et XIe siècles.

À la fin du XIIe siècle, si l'on en croit Giraldus Cambrensis, l'abbaye fut transférée à Ballinaskellig sur le continent en raison de sa situation précaire et de sa difficulté d'accès.

Dans les estimes fiscales de 1300, il est fait état d'une « Ecclesia de Rupe Beati Michaelis » (église du Roc Saint Michel), estimée à 20 chelins, mais peut-être cette église se trouvait-elle à Ballinaskellig.

Au XVIe siècle, lorsque l'Angleterre des Tudor imposa la Réforme en Irlande, l'abbaye continentale de Ballinaskellig et sa dépendance maritime furent vendues à un propriétaire privé en 1578. Dans le bail, Skellig Michael n'apparaît que comme « une petite île du nom de Skellig michell, alias de la sainte Croix, portant une chapelle ».

Près de deux siècles plus tard, vers 1750, on rencontre, dans une Histoire du Royaume de Kerry du Frère O'Sullivan, une allusion à l'existence, sur l'ancien lieu de pèlerinage, de « deux ou trois chapelles en pierre ne pouvant apparemment contenir plus de 30 personnes chacune ».

Il faut attendre 1756 pour avoir la première description détaillée du rocher, où de rares pèlerins mâtinés d'alpinistes, s'aventuraient encore : dans sa description du Comté de Kerry, Charles Smith évoque les eaux poissonneuses autour du rocher, signale les traces d'anciennes cultures de blé visibles dans la partie centrale plate de l'île et décrit en détail les toits des « cellules » (à ce que rapporte Françoise Henry qui, malheureusement, ne reproduit pas ces lignes), bien qu'il ne semble pas être allé sur place.

À partir du XIXe siècle, les avatars du site et de ses constructions sont mieux connus.

Vers 1826, l'ïle est vendue par son dernier propriétaire privé au Ballast Board of Ireland, lequel souhaite y dresser un phare. Malgré une clause dans le contrat stipulant que les bâtiments existants doivent être conservés, ceux-ci subissent un premier avatar. Selon un visiteur de l'époque, Crofton Croker, « le directeur des travaux avait élu temporairement domicile (...) au sommet du pic le moins élevé, entouré de huit ou neuf petites cellules de pierre ressemblant à des ruches » et « converties en casemates pour entreposer la poudre devant servir à faire sauter le rocher ». La construction du phare se traduit également par l'établissement d'un débarcadère et l'amélioration des chemins d'accès.

Près d'un demi-siècle plus tard, suite à sa visite des lieux, un archéologue, Lord Dunraven, en publie une description précise, avec plans et photos : la maison du directeur des travaux semble avoir disparu et les ruines paraissent être dans le même état qu'aujourd'hui, hormis quelques points de détail.

Peu de temps après, les vestiges sont pris en charge par l'Office of Public Works (le Ministère des Travaux Publics), dont un inspecteur, venu sur place en 1880, recommande comme restauration la réfection des murs de soutènement et le remplacement de quelques pierres enlevées du faîte des cabanes par des pêcheurs. Depuis cette date, le site est entretenu régulièrement par l'Administration.

Des visites effectuées par la Société des antiquaires d'Irlande en 1891, 1897 et 1904, furent l'occasion de nouvelles descriptions, en particulier par J. Romilly Allen et par T. J. Westropp.

Enfin, en 1954, un relevé topographique et architectural du site fut réalisé par Liam de Paor pour le compte du Ministère des Travaux Publics (5).

2 - DESCRIPTION DES VESTIGES (par Françoise Henry)

© Françoise Henry

Plan du pseudo-monastère de Skellig Michael (d'après Françoise Henry)

LE MONASTÈRE

(...) On débouche (*) dans un enclos étroit bordé par un mur de soutènement et occupant une terrasse sur le flanc de la montagne. Le monastère proprement dit est sur une terrasse supérieure, un haut mur de soutènement le dissimulant à la vue depuis l'enclos, mur en partie remonté et complété par les constructeurs du phare puis restauré à plusieurs reprises par les ouvriers ayant travaillé à diverses époques pour le Ministère des Travaux Publics. On gagne la terrasse du monastère depuis l'enclos par une sorte escalier voûté ménagé dans l'épaisseur du mur de retenue.

A la sortie du tunnel, on tombe sur une petite chapelle médiévale ruinée, qui se dresse en avant d'un oratoire en pierre sèche. Baptisée sans véritable raison « chapelle de Saint Michel », elle pourrait bien être la chapelle de la Sainte Croix du bail de 1578. (...) L'oratoire (...) est entouré de dalles et de croix fichées, il est au même niveau que la cellule F. À un niveau un peu plus élevé, on trouve quatre cabanes de tailles diverses et les vestiges d'une ou de deux autres. Au nord de cet ensemble de bâtiments, se dresse un petit oratoire sur une terrasse surplombant en partie le débarcadère.

(*) L'entrée par le chemin d'accès nord est à présent obstruée par un mur. L'entrée par le chemin d'accès sud a probablement été reconstruite lors des travaux de restauration.

LES ORATOIRES

    LE GRAND ORATOIRE

Cet oratoire a la forme d'un bateau, son entrée est dans le mur ouest. La maçonnerie en est très grossière, consistant en pierres de taille moyenne disposées en assises horizontales. L'édifice fait 3,65 m sur 2,44 m intérieurement pour une hauteur de 3,05 m. Il est de plan rectangulaire jusqu'à une hauteur de 2,13 m ou de 2,43 m puis prend une forme ovale. Le dôme allongé qui le recouvre se termine à l'intérieur par une assise de grandes dalles, visibles sur une largeur de 25 cm. L'intérieur de l'édifice a été probablement refait dans une certaine mesure. Les parois exhibent des traces de badigeon blanc. L'autel maçonné érigé contre la paroi est n'est certainement pas très ancien. Les marches comportent des briques datant vraisemblablement des modifications de 1826.

Il y a une petite fenêtre au-dessus de l'autel. Des deux côtés de l'entrée, la paroi intérieure est bordée de deux grandes dalles dressées. La porte fait 1,37 m de large en bas, elle est un peu plus étroite en haut. Le mur fait environ 1,22 m d'épaisseur au niveau de l'entrée. La paroi extérieure comporte deux retraites, l'une seulement en façade, à environ 46 cm du sol, qui semble être un banc, l'autre courant sur le pourtour de l'édifice au niveau du sommet de la porte. Il y a une croix en galets blancs insérée dans les pierres sombres de la paroi un peu au-dessus de l'entrée.

    LE PETIT ORATOIRE

Cet oratoire se dresse sur une petite terrasse artificielle réalisée en disposant de grandes dalles, légèrement relevées, sur le rocher accidenté sous-jacent puis en érigeant sur la partie basse de ces dalles et sur le rocher avoisinant une terrasse qui est très distinctement encorbellée vers l'extérieur à son extrémité nord.

L'édifice est bâti à l'aide de petites pierres (...). Il est très soigné à l'intérieur, davantage que le grand oratoire. L'aspect informe de l'extérieur provient de l'état de ruine de la partie supérieure. L'oratoire fait 2,43 m sur 1,82 m intérieurement pour 2,43 m de haut. Il comporte une fenêtre au sud-est, de 61 cm de large et de 28 cm de hauteur seulement. L'entrée fait environ 0,91 m de haut mais est probablement partiellement murée. Sa largeur est de 53 cm et la paroi au niveau de l'entrée a 0,96 m de largeur. Il y a une retraite dans la paroi de la façade au niveau du haut de l'entrée et une autre à un niveau plus bas, dans le mur sud-ouest.

LES CELLULES

    LA CELLULE A

Cette cabane est la première que l'on voit au sortir de l'escalier. Elle a l'air particulièrement imposante et massive car, étant engagée dans la pente, elle a des parois très épaisses marquées de plusieurs retraites servant probablement de contreforts. Les parois font 1,82 m d'épaisseur et davantage, là où on peut les mesurer. Elles sont construites de pierres plutôt petites soigneusement agencées, et comportent un assez grand nombre de pierres en saillie à l'extérieur. La porte fait 1,22 m de haut, sous un double linteau (**), et comme d'habitude, elle est plus large en bas qu'au sommet (0,84 m - 0,73 m). La pièce intérieure fait 4,50 m sur 3,75 m pour 4,95 m de haut. Elle est presque rectangulaire au niveau du sol, deux angles étant très légèrement arrondis; mais 30 ou 60 cm plus haut, les angles ne sont plus marqués. Les murs sont presque verticaux sur 1,80 m ou 2,10 m puis l'encorbellement s'amorce progressivement. Bien au-dessus du niveau de la porte, il y a, tout autour de la pièce, une rangée de grosses pierres saillantes disposées à des niveaux et à des intervalles légèrement irréguliers (la plupart d'entre elles sont soit à 1,80 m du sol, soit à 2,40 m). Les fenêtres n'apparaissent qu'au-dessus de cette rangée, l'une à l'ouest, aux côtés en longues dalles qui font saillie à l'extérieur, une autre plus haut, juste au-dessus de la porte (à l'extérieur, on aperçoit une croix en pierres blanches insérée dans la paroi juste au-dessus d'elle); une troisième s'ouvre dans l'angle nord-ouest. Le sommet comporte une ouverture assez grande qui est peut-être accidentelle car un grand nombre de pierres sont certainement tombées du sommet de la cabane. Il y a deux niches en pierre dans la paroi, sous le niveau des pierres saillantes. La pièce est dallée, assez irrégulièrement, à un niveau légèrement plus élevé que celui du seuil d'entrée et le sol grimpe depuis l'entrée vers le mur ouest.

Il y a peut-être eu une autre cabane attenante à celle-ci au nord, où l'on voit quelques traces de murs, mais il est à présent impossible de dire s'ils ne faisaient pas tout simplement partie de l'édifice construit par les ouvriers du phare.

(**) Un des linteaux a été inséré en remplacement d'une pierre brisée, lors des réparations.

    LA CELLULE B

La cabane est séparée de A par un escalier incurvé menant à la partie supérieure de la terrasse et jouxte C de près. Tant B que C sont construites de grandes pierres très soigneusement taillées et n'ont pas de pierres saillantes, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur. La pièce est de 2,70 m de côté et de 3 m de haut; les angles sont nettement accusés au sommet, lequel est coiffé d'une grande dalle dont on aperçoit une surface de 0,90 m par en dessous (***). La pièce est bien dallée, à un niveau plus élevé que le seuil de la porte, si bien qu'une marche semi-circulaire est ménagée dans le dallage en face de la porte. Il y a deux niches dans la paroi mais pas de fenêtres. L'entrée est de 1,30 m de haut et de 0,60 m et 0,50 m de largeur. Les murs font 1,05 m de large au niveau de l'entrée.

(***) Tout le haut de la cabane au-dessus de cette dalle est une reconstruction récente comme on peut le constater en examinant la photo prise de la cabane par Dunraven.

    LA CELLULE C

Cette cabane est très semblable à la cellule B. Elle est également bâtie avec de grandes pierres, dont une énorme à l'arrière de la pièce. Elle est couverte au sommet par une dalle et n'a pas de fenêtre. Les mensurations ne diffèrent que très peu de celles de la cellule B : 2,70 m par 2,55 m pour une hauteur de 3,30 m. Les angles sont bien marqués de haut en bas. Le dallage est bouleversé mais semble d'origine. Il conserve encore des traces de la rigole remarquée par Dunraven et dont l'existence s'explique par l'humidité du sol : la poche d'eau qui alimente le puits sous la cellule B a probablement tendance à déborder et à se déverser dans les fondations de la cellule C. La porte fait 1,32 m de haut, pour une largeur de 0,60 m et de 0,55 m.

    LA CELLULE D

On a là simplement les ruines d'une cellule qui a peut-être été de plan circulaire mais dont il ne reste pas assez de vestiges pour justifier l'affirmation de Dunraven : « C'était peut-être la plus ancienne des cellules ».

    LA CELLULE E

Par sa forme et son aspect, cette cabane est très semblable à la cellule A. Elle est également construite en petites pierres plates soigneusement disposées et comporte des gradins. Elle est à un niveau bien plus élevé que les cellules B et C et même que la cellule A. On y accède par une volée d'environ dix marches commençant près de la porte de la cellule C et épousant la paroi de la cellule ruinée D.

Elle fait 3,60 m sur 3,50 m intérieurement, a des angles arrondis jusqu'à environ 1,50 m puis une forme circulaire. Elle fait 3,90 m de haut et a un dallage très soigné, bien au-dessus du niveau du seuil, et on y accède par deux marches, dont une semi-circulaire. Elle est ouverte au sommet. L'entrée fait 1,35 m de haut et 0,90 m et 0,75 m de large respectivement à la base et au sommet; la paroi fait 1,20 m d'épaisseur au niveau de l'entrée. Il y a six corbeaux faisant saillie dans les parois à une hauteur de 1,50 m à 1,80 m au-dessus du sol, ainsi que deux trous dans la paroi qui semblent correspondre à des corbeaux disparus.

    LA CELLULE F

Westropp décrit cette cabane comme ayant « son toit en partie écroulé ». Comme Dunraven ne dit rien à ce sujet, on peut en déduire que l'effondrement intervient entre sa visite (avant 1871) et celle de Westropp (1891). Détail important car Dunraven donne une hauteur de 3,95 m alors que j'ai constaté seulement 3,00 m. Il semble que le dôme actuel provienne d'une reconstruction inexacte par les ouvriers occupés aux travaux de restauration à l'époque de la visite de Westropp. La cabane est construite en pierres de taille moyenne. La pièce fait 2,45 m sur 2,70 m; elle a des angles accusés jusqu'à environ 0,60 m au-dessus du niveau du linteau puis un dôme circulaire. Le dôme est coiffé d'une dalle percée d'une ouverture circulaire. Cette pierre a dû se trouver parmi les pierres tombées au sol puis être remise à sa place première. Elle constitue certainement un trait d'origine car Dunraven écrit qu'elle formait le faîte de la cabane avant que celui-ci ne s'écroule. Les parois comportent trois niches et sept corbeaux en pierre, certains à 1,80 m de haut, d'autres à 2,40 m. Le sol a un dallage irrégulier et comporte un certain nombre de dalles posées verticalement dépassant à peine le niveau général; deux d'entre elles disposées en équerre font penser aux vestiges d'un foyer qui aurait été disposé au centre de la pièce. L'entrée possède un double linteau. Elle fait 0,94 m de haut et 0,60 m et 0,51 m de large en bas et en haut respectivement. La paroi fait 1,06 m d'épaisseur au niveau de l'entrée.

3 - QUELQUES OBJECTIONS (DE BON SENS)

Compte tenu du caractère tardif (milieu du XVIIIe siècle) de la première mention des prétendus « cellules » et « oratoires », de leur réutilisation comme « casemates à poudre » (au début du XIXe siècle), des réfections qu'ils ont subies des mains des ouvriers chargés de leur entretien depuis la fin du XIXe, il nous semble que la plus grande prudence s'impose si l'on veut relier ces constructions attestées aux Temps Modernes à celles qui ont pu exister dans le monastère entre la fin du VIIIe siècle (où il est mentionné pour la première fois) et la fin du XIIe siècle (qui a vu son abandon).

Tout spécialiste de la pierre sèche ne peut manquer de s'étonner du fait que ces « cellules » et « oratoires » aux murs en grès schisteux, montés sans mortier – donc a priori moins solides et résistants que des édifices maçonnés avec liant –, aient pu traverser quasiment intacts au moins six siècles, au plus dix siècles (6), alors même que des bâtiments en pierre sèche en tous points identiques, mais censés être subactuels, sont déjà en ruine sur la terre ferme ?

    LES « CELLULES »

On peut s'interroger sur la capacité des six « cellules » à servir d'habitations, lorsqu'on constate que cinq d'entre elles sont dépourvues d'un élément de survie aussi essentiel qu'un emplacement pour faire du feu et du dispositif afférent pour évacuer la fumée. Seule la « cellule » F présente un aménagement qui pourrait être un foyer central (deux dalles de chant dépassant à peine du sol et disposées en équerre) – mais rien de sûr – complété par la dalle percée coiffant le sommet du dôme. De même, cinq des six « cellules » ne comportent aucun fenestron, aucun regard (seule la structure A a trois ouvertures en hauteur, qui méritent davantage l'appellation de « conduit » que de « fenêtre »), ce qui veut dire que l'intérieur était plongé dans l'obscurité quasi-totale lorsque la porte d'entrée était fermée.

Ces objections de bon sens ne sont pas venues à l'idée d'un certain nombre d'auteurs, trop enclins à plier la réalité à leur a priori idéologique d'une construction purement monacale. Ainsi Arthur C. Champneys (7), écrivant en 1910, voit, dans les dalles saillantes des parois de la construction A, des « patères en pierre, probablement pour suspendre des sacoches à manuscrits », là où Françoise Henry (8), en 1957, voit prudemment des éléments ayant supporté un plancher – ce qui est plausible – mais permettant aux moines de profiter de l'éclairage des fenestrons pour lire ou pour écrire... – ce qui l'est moins. En 1976, Brian de Breffy et Georges Mott (9) évoquent, en plus des patères à suspendre des sacoches à parchemins, la présence de « placards », déduisant de la coexistence de ces deux éléments que le bâtiment est peut-être une « école » ou une « petite bibliothèque », rien moins. Nous ne suivrons pas, pour notre part, ces divers auteurs dans leurs interprétations. Les corbeaux en pierre, visibles à deux niveaux successifs (1,80 m et 2,40 m) dans l'intrados de la voûte de la « cellule » A, ont pu tout simplement servir à disposer deux planchers successifs nécessaires aux constructeurs pour pouvoir édifier la peau intérieure de la voûte. Le même rôle a dû échoir aux corbeaux visibles dans les cellules E et F. Mieux, le plancher des « cellules » A, E et F a peut-être servi ultérieurement d'aire où étaient conservées des denrées au sec, hypothèse d'ailleurs évoquée par Françoise Henry pour les seules « cellules » E et F (10) et qui donne à penser que les édifices pourraient être en rapport avec les vestiges de la maigre agriculture céréalière signalée par Charles Smith en 1756.

Autre caractéristique architecturale ayant donné lieu à une interprétation douteuse, la présence de nombreuses pierres saillantes dans l'extrados du couvrement de la « cellule » A. Arthur C. Champneys y voit un dispositif pour empêcher un hypothétique revêtement de mottes de gazon de s'ébouler, des cordes étant attachées à ces pierres de façon à former un réseau maillé (11). Sans aller jusque là, nous nous contenterons de rapprocher cette caractéristique d'un trait constructif similaire signalé par James Walton (12) dans des cabanes à voûte d'encorbellement édifiées en pierre basaltique par des colons blancs au milieu du XIXe siècle dans la province du Cap en Afrique du sud : le revêtement externe des couvrements est pourvu de rangées successives de dalles saillantes ayant servi à l'édification des parties supérieures. Cette même explication est d'ailleurs évoquée par Françoise Henry, qui s'étonne – et à juste titre – de ce que des pierres extérieures en saillie ne soient présentes que sur la « cellule » A (13).

    LES « ORATOIRES »

Chez Françoise Henry comme chez ses devanciers, la distinction fonctionnelle entre « cellules » et « oratoires » repose essentiellement sur la différence morphologique existant entre ces deux types de bâtisses : les « cellules » sont en forme de ruche (« beehive »), les « oratoires » en forme de carène (« boat »). On ne peut s'empêcher de penser qu'en appliquant ce raisonnement aux édifices en pierre sèche encore debout dans le comté de Kerry, toute bâtisse circulaire devrait être une cellule de moine et toute bâtisse rectangulaire un oratoire. Or l'on sait que ce n'est pas le cas.

Il faut donc croire que Françoise Henry prend en considération certaines caractéristiques, certains aménagements ou symboles visibles dans les « oratoires » pour en déduire la destination de ces derniers. Effectivement, les deux « oratoires » sont orientés plus ou moins vers l'est, le « grand oratoire » comporte un « autel maçonné » érigé contre la paroi est, une « petite fenêtre » au-dessus de l'autel et « une croix en galets blancs » incrustée à l'extérieur au-dessus de l'entrée. Mais, à y regarder de plus près, on constate que le « grand oratoire » est plutôt orienté vers le nord-est, que son « autel », pour reprendre les termes de Françoise Henry, « n'est certainement pas très ancien », et que sa « croix en galets blancs » a son pendant au-dessus de l'entrée d'une « cellule », la « cellule » A. De plus, le « petit oratoire », s'il est orienté à peu de choses près à l'est, ne possède pas de « pierre d'autel ». Nos deux édicules s'avèrent donc baptisés « oratoires » en vertu d'un acte de foi plus que du fait de preuves irréfutables.

Mieux, il apparaît que le « grand oratoire » a vu son intérieur remanié à une époque moderne : « L'intérieur de l'édifice a été probablement refait dans une certaine mesure. Les parois exhibent des traces de badigeon blanc. L'autel maçonné érigé contre la paroi est n'est certainement pas très ancien. Les marches comportant des briques datent vraisemblablement des modifications de 1826 » (p. 123). Se pourrait-il donc que l'on ait là rien d'autre que les vestiges de la maison du directeur des travaux du phare en 1826, édifice dont Françoise Henry, à la suite de Lord Dunraven en 1875, veut croire en la disparition opportune ? (« Il semble qu'à son époque la maison du directeur des travaux n'existait plus », p. 118).

    LES CROIX INCRUSTÉES ET LES DALLES PLANTÉES

La présence de deux croix en pierres blanches incrustées dans le parement extérieur de deux constructions – la « cellule » A et le « grand oratoire » – et dans l'axe vertical de leur entrée, est évidemment avancée comme indice de l'origine monastique des bâtiments (14). Ayant, pour notre part, observé, à Theizé dans le département du Rhône, une croix en calcaire blanc insérée dans la toiture d'une cabane de vigne au-dessus de l'entrée, nous n'y avons vu qu'un signe de piété de la part de son propriétaire-constructeur au XIXe siècle (15).

Autre élément censé plaider en faveur de la vocation monastique des édifices : les dalles plantées, gravées ou non d'une croix latine, qui se dressent sur les banquettes de pierre entourant le « grand oratoire » et qui, bien sûr, correspondraient à des sépultures de moines. En fait, rien ne prouve la contemporanéité de ces « stèles » avec les bâtiments qu'elles jouxtent, d'autant plus que, comme le reconnaît Françoise Henry, les dalles levées bordant la plateforme de pierre derrière le « grand oratoire » « ne peuvent pas vraiment marquer chacune une sépulture dans un espace aussi restreint et doivent avoir été prises en divers points de la terrasse du monastère pour être rassemblées à cet endroit » (16).

4 - QUELQUES AUTRES HYPOTHÈSES ENVISAGEABLES

Ces diverses objections, jointes à ce que l'on sait de l'histoire de l'occupation du site, nous incitent à penser que les cabanes en pierre sèche de Skellig Michael sont postérieures à l'abandon du monastère à la fin du XIIe siècle et qu'elles sont à rattacher aux activités qui se sont déroulées sur le site entre le moment où l'île échut dans les mains d'un propriétaire privé vers la fin du XVIe siècle et celui où elle devint propriété des autorités irlandaises au début du XIXe siècle, cela d'autant plus que le bail de vente de 1578 ne mentionne pour tout bâtiment qu'une « chapelle » (aujourd'hui à l'état de ruine) et que la première mention explicite des cabanes ne date que de 1756.

Ce n'est pas faire preuve d'une imagination débridée que d'envisager, par exemple, qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles des colons travaillant pour le compte des propriétaires privés successifs de l'île, aient occupé le site et qu'ils aient construit ces cabanes. Ou encore qu'il y ait eu, de la part d'un propriétaire bien intentionné, une tentative de restitution d'une sorte de monastère primitif idéal, destiné aux pèlerins. On comprendrait alors pourquoi le dernier propriétaire privé du site, John Butler of Waterville, se soit plaint de ce que l'Etat n'ait pas respecté la clause du contrat de vente (vers 1826) stipulant que les bâtiments existants devaient être soigneusement entretenus (17). Quoi qu'il en soit, ces diverses suppositions sont tout aussi plausibles, sinon plus, que celles de la perdurance des bâtiments monastiques originels.

5 - UNE TRADITION CONSTRUCTIVE DES TEMPS MODERNES

La construction de cabanes entièrement en pierre sèche – en gaélique clochan ou clochaun – est une tradition paysanne bien attestée dans le comté de Kerry. Françoise Henry fait observer, à ce propos, que des exemples assez récents servaient d'annexes dans de nombreuses fermes, à la fois sur le promontoire de Dingle et dans les environs de Ballinaskelligs (18). Ecrivant en 1910, Arthur C. Champneys rapporte avoir vu trois cabanes à usage de volière près de Fahan dans la péninsule de Dingle, dont une en construction, mais dans laquelle du mortier était utilisé comme liant (19). Au milieu de ce siècle, E. Estyn Evans signale que dans ce même district de Fahan, nombre de fermes possédaient au moins une cabane circulaire servant soit à loger des cochons ou de la volaille, soit à entreposer du lait ou de la tourbe (20). En 1964, F. H. Aalen décrit les enclos à ovins et les cabanes de transhumants –booley huts – qui constellent les zones d'altitude dans la péninsule de Dingle, vestiges d'une transhumance estivale qui s'est éteinte vers le milieu du XIXe siècle (21). En 1971, Seán P. Ó Ríordaín publie une étonnante photo représentant une longère basse dont un des éléments est couvert d'une bâtière en pierre, ressemblant à s'y méprendre aux « oratoires » de Skellig Michael (22).

© Seán P. Ó Ríordaín)

Bâtière de pierre sur un bâtiment de plan rectangulaire (photo Seán P. Ó Ríordaín)

C'est vraisemblablement dans cette tradition constructive de la pierre sèche, bien plus proche de nous, que doivent être resituées les cabanes de Skellig Michael.

6 - EN GUISE DE CONCLUSION

Si les tenants des constructions monacales en pierre sèche veulent faire taire les critiques, il faut qu'ils apportent des preuves tangibles, incontestables, que les cabanes existaient déjà bien avant leur première description en 1756. Ils seraient certainement bien avisés d'aller consulter plus avant les archives du Ballast Board of Ireland, où devrait normalement se trouver le plan des casemates à poudre aménagées pour l'édification du phare, ainsi que les archives des propriétaires privés de l'île aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, si elles sont encore disponibles.

Avec Skellig Michael, les spécialistes de la pierre sèche se trouvent une nouvelle fois confrontés à cette idée si communément répandue selon laquelle une maçonnerie en pierre sèche est plus solide qu'une maçonnerie liée au mortier et qu'elle est capable de défier les siècles (voire les millénaires). Pourtant, les dalles de schiste abondamment utilisées sur l'île sont un matériau qui a tendance à se cliver et à s'effriter et donc qui ne possède pas une grande longévité. S'il est un bâtiment ancien sur l'île, c'est plus sûrement le bâtiment rectangulaire ruiné appelé « chapelle Saint Michel », avec son fenestron voûté en plein cintre dans le mur est.

NOTES

(1) Charles Smith, The Antient and Present State of the County of Kerry, Dublin, 1756, pp. 113 et suivantes.

(2) Françoise Henry, Early Monasteries, Beehive Huts, and Dry-stone Houses in the Neighbourhood of Caherciveen and Waterville (Co. Kerry), dans Proceedings of the Royal Irish Academy, vol. LVIII, No 3, February 1957, pp. 45-166, en part. pp. 121-126.

(3) Edwin, third earl of Dunraven, Notes on Irish Architecture, vol. I, published by M. Stokes, London, 1875, pp. 26-36.

(4) E. Estyn Evans, Irish Folk Ways, Routledge Paperback, Routledge & Kegan Paul, London, fourth impression, 1967, p. 114.

(5) Cf. Liam de Paor, A Survey of Sceilg Mhichil, dans The Journal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, vol. 85, 1955, pp. 174-187. Ce relevé graphique vient utilement compléter la description verbale de Françoise Henry.

(6) Ces considérations n'ont manifestement pas effleuré l'esprit de Duncan Norton-Taylor et des rédacteurs des Editions Time-Life qui, dans un livre intitulé Les Celtes, paru en 1975, écrivent sans sourciller : « Bien que bâtis sans mortier et abandonnés depuis le XIIe siècle, quand les moines quittèrent leur retraite insulaire pour regagner le continent, ces abris ont parfaitement résisté à l'usure du temps et aux intempéries ».

(7) Arthur C. Champneys, Irish Ecclesiastical Architecture, Hacker Art Books, New York, 1970, p. 19. Cette hypothèse est reprise par Mary Wéber et Anne-Marie Janique, dans un article sur Skellig Michael paru dans la revue Archéologia de mai-juin 1967 : les dalles saillantes devaient servir à « suspendre les sacoches de cuir qui enveloppaient les manuscrits ». Les mêmes auteurs, constatant que la cabane A est la plus grande des « cellules », y voient tout naturellement la « cellule de l'abbé » (à tout seigneur, tout honneur).

(8) Françoise Henry, op. cit., pp. 149-150.

(9) Brian de Breffry, George Mott, The Churches and Abbeys of Ireland, Thames and Hudson, London, 1976, pp. 14-15.

(10) Françoise Henry, op. cit., pp. 150.

(11) Arthur C. Champneys, op. cit., p. 19 : « Il y a même une esquisse de décor, sous la forme d'une croix constituée de cinq ou six pierres de quartz, insérée au-dessus d'une entrée ».

(12) James Walton, Stone Dwellings in North Western Cape, dans South African Panorama, février 1961, pp. 36-37.

(13) Françoise Henry, op. cit., pp. 151. En dehors d'une explication fonctionnelle (par exemple celle de pierres d'envol sur le couvrement d'une volière), des raisons purement constructives peuvent être invoquées pour expliquer de telles pierres saillantes : sortes de clés disposées à intervalles réguliers dans la maçonnerie de façon à renforcer la solidité de la voûte, dalles parpaignes non ragréées pour ne pas fragiliser le voûtement. Sur cette question, cf. Christian Lassure et Catherine Ropert, L'énigme des pierres saillantes dans les maçonneries rustiques: l'apport de l'analyse constructive, dans L'architecture vernaculaire, t. 8, 1984, pp. 59-66, et L'énigme des pierres saillantes dans les maçonneries rustiques : complément d'enquête, dans L'Architecture vernaculaire, t. 12, 1988, pp. 25-26.

(14) Arthur C. Champneys, op. cit., p. 19.

(15) Cf. René Corgier, Constructions en pierre sèche en Beaujolais. Les cabanes de Theizé, dans L'architecture vernaculaire, t. 7, 1983, pp. 21-31, en part. p. 23.

(16) Françoise Henry, op. cit., p. 127.

(17) Cité par Françoise Henry, op. cit., p. 117.

(18) Françoise Henry, Early Irish Monasteries, Boat-shaped Oratories and Beehive Huts, dans County Louth Archaelogical Journal, vol. II, 1949, pp. 296-304, en part. p. 298.

(19) Arthur C. Champneys, op. cit., p. 12.

(20) E. Estyn Evans, op. cit., pp. 114-115.

(21) F. H. A. Aalen, Clochans as Transhumance Dwellings in the Dingle Peninsula, Co. Kerry, dans The Journal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, vol. 94, part. 1, 1964, pp. 39-45.

(22) Sean P. Ó Ríordaín, Antiquities of the Irish Countryside, University Paperbacks, Methuen & Co Ltd, 1971, en part. cliché 39.

ANNEXE

UN MONASTÈRE « QUI DÉFIE L'ENTENDEMENT »

Alors que nous rédigions le présent article, nous sommes tombés par hasard sur des vues de l'île de Skellig Michael, présentées dans le cadre de l'émission Ushuaïa du 19 novembre 1994 sur la chaîne télévisée France 1. Le commentaire au pied levé accompagnant la visite du site par M. Nicolas Hulot constitue un morceau d'anthologie où se pressent les élucubrations mystiques auxquelles ce genre de site peut donner lieu. Il nous a paru instructif de retranscrire ici les émerveillements de ce pèlerin du XXe siècle.

« On a l'impression d'entrer dans une cité antique, enfin, c'est tout à fait çà – C'est quand même un lieu où règne un sentiment de spiritualité très fort, juché à 170 m au-dessus de l'océan – Voilà l'ensemble du monastère, rassemblé dans une minuscule surface – Il faut imaginer que pratiquement tout est fait en terrasses surplombant le vide – Ici, la plus récente des chapelles (*) parce que, derrière, le dôme arrondi que l'on voit c'est le premier oratoire – Celle-ci est rectangulaire, elle a été faite juste avant que les moines ne quittent ce monastère de Skellig – Et toutes ces petites cellules qui ressemblent à des iglous en pierre sèches (...) ou à des ruches, ce sont les huttes des moines, il y en a six, et l'on pense qu'il y avait à peu près douze moines en permanence, plus un abbé, qui vivaient dans ce monastère – Et maintenant, depuis qu'on a découvert l'ermitage sur South Peak que l'on va aller voir tout à l'heure, il y a peut-être un treizième moine qui se mettait à l'écart pour aller encore plus loin dans sa retraite et sa spiritualité – Çà c'est la ruche ou la hutte la plus importante pouvant sans doute servir de salle commune – Et très curieusement, au faîtage du toît, il y a une ouverture sur Little Skellig et, (...) juste dans l'axe, une autre ouverture qui donne sur South Peak, c'est-à-dire sur l'ermitage qui est à 213 m – L'épaisseur des murs, le dallage et le pavage est tout aussi splendide – C'est marrant parce que il y a une petite pie de mer qui est venue faire son nid dans le coin de la hutte – Et les fameuses ouvertures qui permettaient de voir South Peak et Little Skellig, c'est bien la seule maison ici qui profite un peu de la lumière – Ce qui est incroyable, c'est de réaliser que tout ça a pas tout à fait 14 siècles – Au début de l'ère chrétienne, toutes les chapelles étaient rectangulaires alors que les habitations étaient complètement circulaires – Le vieux cimetière (**), avec toutes ses pierres posées verticalement, certaines sont encore sculptées – Et là on marche sur un chemin qui déborde sur le vide et donc ces constructions défient l'entendement – Un autre oratoire, ce qui ressemble à un autel n'est en fait que ce qu'on pourrait appeler un cairn, avec les reliques de moines qui sont soit à l'intérieur, soit dans le sol – Et l'on terminera la visite par ce qui peut paraître le plus étonnant lorsqu'on sait que ça remonte au 6e siècle : les toilettes des moines (***), qui étaient habilement disposées au-dessus puisque la dalle surplombe l'océan, ils connaissaient déjà la pudeur et la discrétion à l'époque – Malheureusement aujourd'hui on est dans la brume – Et normalement on devrait voir, très au loin, d'abord plus près Little Skellig, et puis au loin la côte irlandaise (...).

(*) Il s'agit de la « chapelle Saint Michel », édifice rectangulaire ruiné comportant une fenêtre à arc en plein cintre dans son pignon est, et sur laquelle Françoise Henry ne s'attarde guère : « Nous n'en tiendrons pas compte dans la description des bâtiments de façon à donner autant que possible une description du monastère tel qu'il était dans son état d'origine » (p. 121). En fait, il se pourrait bien qu'on ait là le bâtiment le plus ancien du site, la « chapelle de la Sainte Croix » mentionnée dans le bail de 1578. Rappelons qu'il faut attendre 1756 pour avoir une première description des « cellules », du moins si l'on en croit Françoise Henry qui, hélas, ne la retranscrit pas.

(**) En fait de cimetière, il s'agit des banquettes de pierres dressées au nord, au sud et à l'est du « grand oratoire » et sur lesquelles se dressent des dalles en ardoise, de 60 à 90 cm de haut. En parlant de « pierres sculptées », Nicolas Hulot désigne une dalle gravée d'un cadran solaire, celle-là même dont Françoise Henry déclare qu'« elle ne saurait être à sa place d'origine ». Et ce chercheur d'ajouter qu'« en fait, les autres dalles ne peuvent pas vraiment marquer chacune une sépulture dans un espace aussi restreint et doivent avoir été prises en divers points de la terrace du monastère pour être rassemblées à cet endroit » (p. 127). Rappelons que pour pouvoir parler de « cimetière », il faut avoir des sépultures, de préférence avec ossements et mobilier.

(***) Plus prosaïquement, il doit s'agir de toilettes édifiées par les ouvriers du phare, soit pour eux-mêmes, soit à l'intention du directeur des travaux lorsque celui-ci avait élu domicile sur le site, sans doute dans ce que Françoise Henry appelle le « grand oratoire » (d'où les traces de badigeon blanc visibles sur les parois, les marches comportant des briques, et l'« autel » maçonné érigé contre la paroi est, sous la fenêtre, et qui n'est peut-être qu'une table).


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© CERAV

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Les cabanes en pierre sèche de Skellig Michael (comté de Kerry, Irlande) : vestiges authentiques du monastère du haut Moyen Age, fabriques mystiques des XVIe-XVIIe siècles ou casemates à poudre pour la construction du phare du XIXe siècle ? (Are the dry stone huts of Skellig Michael in County Kerry, Ireland, genuine remains of an early mediaeval monastery, mystic constructs of the 16th-17th centuries or gunpowder stores intended for the building of the 19th-century lighthouse ?)
http://www.pierreseche.com/mythe_skellig.html
Article repris du tome XVIII, 1994, de la revue L'Architecture vernaculaire

 

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