LES CLEITEAN DE L'ARCHIPEL DE SAINT-KILDA
DANS LES HÉBRIDES OCCIDENTALES (ÉCOSSE)

Christian Lassure

English version

Le vent fouette les murs, soulevant
Le chaume, annonçant l'orage. Crabes, mulots,
Perce-oreilles, toute la gent rampante
Se réfugie dans les séchoirs, les maisons abandonnées
Et l'église.

Norman Bissett, Leaving St Kilda,

L'archipel de Saint-Kilda est situé à 180 km au large de la côte nord-ouest de l'Ecosse et à 64 km à l'ouest des Hébrides occidentales. Il comprend quatre îles volcaniques : Hirta, Dun, Soay et Boreray. La plus grande, Hirta, est célèbre pour ses innombrables petites constructions en pierre sèche baptisées cleitean (pluriel) en gaëlique écossais et cleits en anglais, qui furent utilisées comme resserres universelles jusqu'en 1930, date du départ des derniers insulaires.

Hirta et sa voisine, Soay. Dun n'est séparée de Hirta que par un chenal. Boreray gît à 7 km 5 au nord-est. Les stacs sont de minuscules îlots rocheux (© Clyde Cruising Club).

Les habitants de Hirta étaient agriculteurs (crofters) et éleveurs de moutons (sheep rearers) mais surtout ils exploitaient les oiseaux de mer et leurs œufs sur les îles environnantes (fowling). Les cleitean, au nombre de 1300 sur Hirta et de 170 sur les autres îles, jouaient un rôle fondamental dans l'exploitation de ces diverses ressources.

Implantation du village-rue du XIXe siècle dominant Village Bay. Les terres cultivées étaient protégées de la dent des moutons par une muraille  hémicirculaire en pierre sèche (Head Dyke) (© Chris Smith, www.kilda.org.uk).

Aujourd'hui, l'île est classée réserve naturelle nationale et inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Sa gestion est confiée au National Trust for Scotland. C'est désormais une sorte de musée de plein air érigé pour l'édification des touristes.

Caractéristiques architecturales

Il est difficile de se faire une idée précise, voire exacte, de l’architecture des cleitean de Hirta sur la seule foi des photos présentes sur l’Internet. Tout au plus, peut-on distinguer certains traits partagés par la majorité d’entre eux.

On peut comparer la forme des cleitean à celle grosso modo d’une coque de navire retournée, dont la proue (la partie avant) serait arrondie, la poupe (la partie arrière) plus ou moins plane, et le fond plat, le tout sous un revêtement de terre en forme d’éminence.

Cette morphologie particulière, jointe au nombre et à la densité des édifices, donne aux pentes dominant l'anse de Village Bay, un caractère singulier qui frappe l’esprit.

Implanté dans le sens de la pente, avec son côté façade regardant l’amont, ce cleit a son flanc droit qui s’est affaissé vers l’intérieur de l’édifice, entraînant le basculement de la dalle formant le linteau (détail tiré d'une photo du site www.kilda.org.uk).

Implantation

Étant implantés en terrain pentu – les terrains plats n’étant pas légion sur l’île –, les cleitean sont généralement disposés dans le sens de la plus grande pente, avec leur façade plane regardant l’amont et leur arrière arrondi tourné vers l’aval. Dans certains cas cependant, l’entrée peut être ménagée dans un des longs côtés.

On trouve aussi des cleitean construits perpendiculairement au sens de la pente, avec leur entrée dans un des côtés étroits.

Pour résister à la poussée au vide, le côté tourné vers l’aval est bâti en forme d’abside au fruit très marqué. L’entrée des édifices n’est qu’exceptionnellement ménagée dans la partie absidiale, manifestement pour que la solidité de cette dernière ne soit pas amoindrie.

Vue depuis l'aval de l'abside d'un cleit sur les de la colline de Oiseval (détail tiré d'une photo du site
www.scotland-photo-library.co.uk).

Dans un exemple, toutefois, dont l’abside est non pas en aval mais en amont, donc de faible élévation, on remarque la présence d’une petite fenêtre ou regard ménagé dans l’axe longitudinal de l’édifice.

Cleit à l'abside tournée vers l'amont et percée d'un regard (détail tiré d'une photo du site www.imagesfromtheedge.com)

Entrée

Qu’elle s’ouvre à l’extrémité haute ou dans un des flancs du cleit, l’entrée est une ouverture basse, aux piédroits obliques convergeant l’un vers l’autre. Généralement formés de grandes dalles ou de blocs allongés ou plus rarement par deux grands blocs plantés verticalement (comme dans le cas d'un cleit à Gleann Mor), les piédroits sont coiffés d’une grosse dalle formant linteau.

Dans quelques rares cas, le linteau est soulagé par un rectangle de décharge, formant une sorte de lucarne au-dessus de l’entrée.

Cleit au linteau surmonté d'un jour (© Steve Goldthorp).

D’après le naturaliste Richard Kearston (*), qui écrivait en 1898, l’entrée de la majorité des cleitean était provisoirement murée par une demi-douzaine de grosses pierres empilées les unes sur les autres; seuls les plus grands et les mieux construits avaient droit à une porte en bois.

(*) Richard Kearton, With nature and a camera. Being the adventures and observations of a field naturalist and an animal photographer, 1898, Cassell, London. (See p. 45)

Construction

Sur le plan constructif, et en simplifiant, les cleitean sont formés de deux murs encorbellés rectilignes ou convexes qui sont symétriquement opposés et séparés par un intervalle de 0 m 90 à 1 m 20 à la base. Ces murs convergent l’un vers l’autre, jusqu’à un plafond de grosses dalles juxtaposées vers 1 m 20 - 1 m 50 de hauteur. A une extrémité, les deux murs s’incurvent et se rejoignent pour former une abside, tandis qu’à l’autre, leurs têtes se rejoignent pour former l’entrée.

Intérieur d'un cleit photographié depuis l'entrée (© Steve Goldthorp).

Le parement des pierres des encorbellements est en biseau (soit naturel, soit ragréé). Les dalles du plafond présentent des traces d’un équarrissage sommaire.

À l’encorbellement des parois intérieures correspond le fruit très marqué des parois extérieures.

Les blocs de granite employés dans la construction des édifices sont disposés et agencés avec soin, mais leur forme irrégulière rend difficile tout assisage.

Comme il se doit, les blocs les plus gros sont employés dans la partie inférieure, les pierres les plus petites dans la partie supérieure.

L’étanchéité des édifices est obtenue grâce à un procédé vieux comme le monde : une épaisse couche de terre, en forme de grosse lentille bombée, déposée sur le plafond de dalles et recouverte de mottes de gazon.

Cette photo du livre de Richard Kearton montre une resserre surmontée d’une calotte de terre curieusement hérissée de tiges blanches. Des fanons de baleines sont posés contre la porte en bois. Il semblerait qu’on ait voulu, à l’aide de bouts de fanons, dissuader les volatiles du lieu de se poser sur le massif de terre et d'y faire leur nid.

L’absence de mortier, jointe à la forme des pierres, expliquent pourquoi ces maçonneries laissent passer l’air et le vent. Mais cette caractéristique, loin d’être un inconvénient, conditionne la fonction des bâtiments, celle de séchoir polyvalent.

Une multitude de fonctions

Selon la littérature existante, les cleitean servaient en effet à entreposer une foule de choses :
- de la tourbe (selon le père Mackenzie (*), certaines familles avaient jusqu'à une vingtaine de cleitean remplis de tourbe et il y aurait eu dans les 400 cleitean affectés à ce seul usage dans les années 1830),
- des filets de pêche,
- des cordes d’escalade,
- du blé, de l’orge, de l’avoine,
- des carcasses salées d’oiseaux de mer,
- de la viande de mouton salée,
- du poisson fumé,
- des œufs mis dans la cendre de tourbe,
- les plumes d’oiseaux,
- du fumier (du moins dans les resserres à l’intérieur du terroir cultivé du village),
- du foin,
- des pommes de terre (au XIXe siècle).

(*) J. B. Mackenzie, Antiquities and old customs in St. Kilda, compiled from notes by the Rev. Neil Mackenzie, Minister of St. Kilda, 1829-43, dans Proceedings of the Society of Antiquaries of Scotland, 39, 1904, pp. 397-402

Il serait intéressant de déterminer s’il existait un rapport entre la nature des choses entreposées d’une part et l’emplacement et la morphologie des cleitean d’autre part. Pour en avoir le cœur net, il faudrait faire des prélèvements dans le sol des cellules.

On peut se demander également si certains cleitean présents sur des pentes éloignées du village ne servaient pas d’abris aux moutons laissés en liberté, en particulier l’hiver et lors de la mise à bas des brebis (lambing).

Quoi qu'il en soit, il faut bien se rendre compte qu'en règle générale, les animaux n'étaient pas censés pénétrer dans les cleitean : des portes en bois, des pierres amoncelées fermaient l'entrée.

Les cleitean ne constituaient donc pas des habitations, loin de là. Ce qui ne veut pas dire que certains d’entre eux n’aient pas servi exceptionnellement de refuge temporaire à des insulaires. On sait par exemple que lors de leurs incursions estivales sur l’ïle voisine de Soay pour y récupérer la laine des moutons sauvages, les Saint-Kildains se réfugiaient dans de petits cleitean conçus à cet effet, le temps que durait leur expédition (une semaine et plus). On sait également que les villageois avaient des habitations saisonnières (dites shielings) à Gleann Bay, dans la partie nord de l'île.

En fait, le cleit saint-kildain relève d'un type de séchoir en pierre sèche pour le poisson et la viande salés, le skeo ou skio, qui était répandu dans d'autres archipels écossais, comme les Orcades et les Shetlands,  jusqu'au début du XIXe siècle. Alors qu'il ne reste plus aujourd'hui que quelques rares skeos, les cleitean de Saint-Kilda sont parvenus jusqu'à nous en nombre considérable.

La Grande Dame au séchoir

Une légende veut qu’un grand cleit au milieu des prairies du village ait servi dans les années 1730 à héberger une certaine Lady Grange, que son ancien époux, le Lord Advocate écossais, avait reléguée sur Hirta pour s’en débarrasser. Si d’aucuns veulent accorder foi à cette fable, qu’ils essaient donc de passer une nuit à l’intérieur d’une de ces resserres où l’on ne peut pas tenir debout et où le vent souffle en diable comme a pu le constater Richard Kearton lors de son passage sur l’ïle.

Si Dame Grange a dû élire domicile à Hirta, c’est vraisemblablement dans une des maisons de l'époque et non dans un cleit destiné à un autre emploi que l'habitation. Tout au plus peut-on penser que l’usage d’un cleit avait été octroyé à notre exilée pour y mettre diverses réserves. Mais il y a certainement de la malice à vouloir faire habiter une si grande dame dans un si petit séchoir...

Âge des cleitean

On se gardera bien de donner aux cleitean visibles actuellement une grande antiquité : leur durée de vie, dans un milieu aussi sévère que celui d’Hirta, ne saurait excéder au grand maximum quelques siècles, à condition d’ailleurs qu’ils aient été entretenus (ce qui n’est plus le cas, soit dit en passant, pour la majorité d’entre eux depuis le départ des derniers Saint-Kildains permanents).

Des indices archéologiques ont révélé une occupation de l'île à l'Age du bronze, à l'Age du Fer, à partir des 6e-8e siècles jusqu'au 15e (à Gleann Mor dans le nord de l'île), au 10e siècle (broches de l'époque des Vikings), mais sans qu'on puisse établir une continuité.

Deux croix incisées ont été trouvées sur des blocs en remploi, l'un dans une des maisons du village (serait-ce une première pierre ?), l'autre dans un cleit (*), mais de là à y voir des vestiges des premiers temps de la Chrétienté, il y a un pas, voire un gouffre qu'il vaut mieux ne pas franchir.

(*) Alex Morrison, An Introduction to the Later Settlement History of St. Kilda, dans A Rock and a Hard Place; Perspectives on the Archaeology of St. Kilda, Scotland, World Archaelogical Congress 4, University of Cape Town, 10th-14th January 1999.

Au XVIIe siècle, l'île est la propriété des MacLeods de Dunvegan et c'est à leur intendant, Martin Martin (*), qu'on doit la première description détaillée des lieux et de l'économie des habitants, déjà axée sur l'exploitation des oiseaux de mer et l'utilisation des cleitean. Il y est question de trois chapelles bâties en pierre et couvertes de chaume, mais il s'agit plus vraisemblablement d'exploitations agricoles comme le donnent à penser les fouilles du site supposé d'une des chapelles, celle dédiée à Saint Brianan (Saint Brendan), à Ruaival, au sud-ouest du village.

(*) Martin Martin, A Late Voyage to St Kilda, London, 1698.

Aquarelle exécutée en 1831 par George Clayton Atkinson : on y voit un groupe de maisons à toit de chaume - du type blackhouses - à proximité du rivage (© The National Trust for Scotland).

L'âge d'or de Hirta a été le XIXe siècle, où le finage villageois fut réorganisé et rationalisé sous la houlette du seigneur non résidant et du clergé local tandis que le village faisait l'objet de deux reconstructions, la première en 1830, avec l'édification de blackhouses (maisons à pièce unique à cohabitation de l'homme et du bétail et à pignon arrondi tourné vers la mer), la seconde en 1861, avec celle de 16 whitehouses (maisons de maçons à trois pièces, à pignon droit et à façade en gouttereau regardant la baie). Les vestiges du village antérieur ne sont plus visibles.

Carte postale du début du XXe siècle (*) montrant la grand'rue de Saint-Kilda avec sa rangée où se mêlent maisons noires et maisons blanches en amont et le mur de pierre sèche qui la borde en aval. La maison blanche au premier plan est à l'abandon, détoiturée.

(*) Vers 1905.

Whither the Cleitean?

Les archéologues chargés depuis quelques années par le National Trust of Scotland de faire l’inventaire des vestiges lithiques d’Hirta, signalent chaque année dans leur rapport les dégradations qu’ils remarquent (déchaussement de pierres à la base du cleit 1000, éboulement de pans de mur des cleitean 105 et 168, effondrement d'un des angles des cleitean 120, 479 et 513, effondrement du linteau du cleit 799, perte de matière aux calottes de divers cleitean, etc.). Les cleitean sont donc des constructions fragiles (comme toutes les constructions en pierre sèche d'ailleurs).

Cleit chétif, avec en toile de fond un versant constellé de cleitean et la muraille en pierre sèche (Head Dyke) séparant le finage anciennement cultivé des pentes réservées aux moutons (© Steve Goldthorp).

On peut penser cependant que le statut de l'île est le gage de la perdurance d'un type de bâtiment sans lequel les Saint-Kildains n'auraient pu survivre, de la fin du XVIIe siècle au début du XXe, au climat peu amène, à l'isolement, au manque de ressources, à l'inconfort, à l'emprise du clergé et aux rélèvements seigneuriaux.

 

La présente description des cleitean de Hirta a été grandement facilitée par les remarquables photos des vestiges immobiliers de l'île réalisées par le photographe Steve Goldthorp et mises en ligne sur le site d'hébergement et de partage de photos PBase.com

Nous remercions vivement Steve Goldthorp de nous avoir autorisé à publier trois de ses photos dans la présente page.

 

Sites ou pages à consulter sur l'archipel de Saint-Kilda

- www.kilda.org.uk : l'essentiel de ce qu'il faut savoir sur Saint-Kilda

- www.nts.org.uk/web/site : le site du National Trust for Scotland, administrateur de l'archipel

- www.flickr.com : photos du village, des maisons et des séchoirs (sous la brume) par J. C. Campbell


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© CERAV
Mis en ligne le 26 mai 2006 - Augmenté le 7 octobre 2007.- 14 octobre 2009

Référence à citer :

Christian Lassure
Les cleitean de l'archipel de Saint-Kilda dans les Hébrides occidentales (Écosse)
http://www.pierreseche.com/cleitean_de_saint-kilda.htm
26 mai 2006

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