L'ANACHRONISME PHOTOGRAPHIQUE PROMU AU RANG DE MÉTHODE HISTORIQUE

An anachronistic method of historical research: illustrating the past
through present-day photographs

Christian Lassure

Les Estimes d'Assion et Cornilhon

En 1464, le bas Vivarais fut l'objet d'un recensement fiscal destiné à actualiser l'assiette de l'impôt royal ou taille. Chaque communauté d'habitants eut droit à une estime de ses biens meubles et immeubles. Ces estimes, qui nous sont parvenues, constituent une source de choix pour dresser le tableau historique de la région au milieu du XVe siècle. 

C'est à cet exercice que s'est livrée Mme Renée Thibon, « passionnée d'histoire », à propos du castrum de Cornilhon et de la paroisse d'Assion (1). Déchiffrant le latin occitanisé du document, l'auteur s'efforce de restituer, outre « le contexte historique », « les hommes recensés », « les lieux habités », « les maisons », « les moulins », « les bâtiments agricoles annexes », « le champmàs » (c'est-à-dire les champs contigus à l'habitation), « les terres, cultures et récoltes ». 

Une illustration photographique marquée du sceau de l'anachronisme

La peinture qui émerge de l'exploitation de ces données fiscales est certes passionnante, voire émouvante, mais pourquoi faut-il qu'elle soit gâchée par l'adjonction d'une illustration photographique marquée du sceau de l'anachronisme : en quoi des photos de maisons, de petits bâtiments et de terrasses visibles actuellement, peuvent-ils être le reflet fidèle de choses ayant existé il y a cinq siècles et demi ? On croirait que le cours de l'histoire n'est pas passé, qu'entre 1464 et 2002 le monde rural est resté inchangé. 

Ainsi, à la page 85, la photo d'une maison à étage sur rez-de-chaussée voûté et à galerie extérieure, située à Péjural aux Assions, est désignée comme étant « peut-être la maison de Gabriela Daudé ». Quel extraordinaire exemple de longévité pour une maison pourtant qualifiée en 1464, de « domibus sive chasalibus insalubrinis et spallatis » (maison ou masure dangereuse et prête à s'effondrer) ! 

De même, à la page 90, la photo d'une cabane en pierres sèches subactuelle se dressant au lieu dit Les Champaures aux Assions et datant des défrichements du XIXe siècle, vient illuster l'affirmation que si les Estimes ne recensent aucun capitèl sur les Grads, c'est « sans doute parce qu'ils étaient de faible valeur ». On pourrait tout aussi bien dire que c'est par ce qu'il n'y en avait pas. Plutôt que de gloser sur le genre de capitèl (terme effectivement masculin en occitan, mais c'est du féminin capitèla que vient le français capitelle), l'auteur aurait mieux fait de remarquer que le capitèl en question avait perdu sa couverture de lauses. Quant à l'affirmation qu' « un capitèl peut être extérieurement quadrangulaire ou circulaire, mais qu'à l'intérieur il est toujours circulaire pour permettre la construction d'un toit en encorbellement », elle est simplement la preuve que l'auteur ignore les deux techniques classiques permettant de passer du plan quadrangulaire de la base au plan circulaire de la voûte, à savoir les triangles de soutien et les pendentifs aux quatre angles. 

L'anachronisme terminologique en prime

Toujours dans la même veine, à la page 96, est infligée au lecteur, en guise d'illustration du vignoble du XVe siècle, une photo de murs de soutènement de terrasses au lieu dit Champetier haut aux Assions, avec guérite incluse, niches superposées, pierres dressées en bordure du mur pour supporter une treille. L'auteur précise qu'il s'agit de « faissas – dites plus tardivement acòls ». Hélas, le terme occitan faissa, qui a le sens simplement de bande cultivée, que le terrain soit oblique ou plat, n'apparaît pas dans les Estimes. Quant à acòl, lui aussi non relevé dans les Estimes, il s'applique à une technique consistant à butter un ceps de vigne et n'est donc pas synonyme de « terrasse soutenue par un mur ». 

Enfin, pour parachever la succession d'anachronismes photographiques, notre chartiste nous gratifie, à la page 98, d'un « tas d'épierrement, ou clapas, clapièr, sur les Grads » (avec un d, s'il vous plaît), dont on est bien obligé de comprendre qu'il a été construit petit à petit, labour après labour, année après année, siècle après siècle, car « un escalier latéral permettait d'accéder au sommet pour continuer à y déverser la pierraille affleurant à la surface du sol après chaque labour ». Ici encore, on est en droit de se demander ce que fait dans cette galère un pierrier qui n'existait pas au XVe siècle et qui a dû être construit non pas par une myriade d'apports successifs mais en une seule fois lors des grands travaux de construction de champs au XIXe siècle sur les anciens pacages communaux (ou gras, terme ayant peut-être une origine commune avec l'anglais grass) lotis et défrichés après la Révolution. 

Si l'étude du passé permet de mieux comprendre le présent, il n'est pas sûr que la projection du présent dans le passé soit le meilleur moyen d'appréhender ce dernier. Laissons donc anachronisme photographique (et accessoirement anachronisme terminologique) à l'amateurisme. 

NOTE

(1) Renée Thibon, Les Estimes d'Assion et Cornilhon (à suivre), dans Revue du Vivarais, t. CVI, No 2, avril-juin 2002 (fasc. 750), pp. 65-100.


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© CERAV
Le 23 février 2003 / February 23rd, 2003

Les référence du présent texte seront citées sous la forme suivante / To be referenced as :

Christian Lassure
L'anachronisme photographique promu au rang de méthode historique  (An anachronistic method of historical research: illustrating the past through present-day photographs)
http://www.pierreseche.com/anachronisme_photo.htm
23 février 2003

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