L'ARCHITECTURE VERNACULAIRE

 

 

 

ISSN 2494-2413

TOME 38-39

2014-2015

Jean-Pierre Guillet

MYTHE OU ÉPOPÉE ?
LE PÉRILLEUX SENTIER DES PRÉSUMÉES PORTEUSES D'EAU DE NONZA (CAP CORSE)
 

 

Résumé

Parmi les contes élaborés au cours de son histoire, Nonza évoque celui d'un sentier légendaire - quoique périlleux - et qui offrait un raccourci aux villageoises allant chercher de l'eau à une source éloignée en distance et altitude. L'enquête qui suit illustre bien le truisme selon lequel chercher à répondre à une question conduit souvent , au gré de l'enchevêtrement des données, à en faire apparaître bien d'autres tout aussi passionnantes...

Abstract

One of the tales that has emerged in the course of Nonza's history has it that a legendary but perilous footpath afforded the village's women a shortcut to a remote and elevated spring where they were wont to fetch water. The investigations I conducted locally aptly illustrate a self-evident truth, ie attempting to answer a question will often result in a lot more, albeit exciting, questions being raised as one comes across a tangled web of data.

 

Citoyen adoptif de Nonza depuis une quarantaine d'années, j'ai eu le plaisir d'y écouter de nombreux récits comme la société corse – qui a conservé de beaux restes de ses anciennes habitudes de communication orale – en a plus ou moins fidèlement mis en mémoire. Parmi certains qui ont titillé ma curiosité, celui du sentier contournant le Rocher [1] a fini par suffisamment m'intriguer pour que je me mette à enquêter.

Fig. 1 : le théâtre de l'enquête vu depuis la plage.

Les sobres données initiales du problème sont à lire d'un œil, l'autre jaugeant les conditions physiques correspondantes, par exemple sur la photo de la figure 1 ainsi que le report sur une carte IGN que j'ai annotée en figure 2 : autrefois, il n'y avait pas de fontaine dans le village même. Il fallait aller chercher l'eau à la source de Sainte Julie (en B). Cette tâche était surtout dévolue aux femmes qui devaient, pour les plus favorisées habitant près de la place (E), leur cruche sur la tête dit-on, descendre puis remonter un dénivelé d'une trentaine de mètres. Pour celles logeant au sud dans le bas du village, dans les maisons situées en A et toutes celles de même altitude (masquées par le relief sur la photo) il fallait en plus monter, cruche vide il est vrai, une hauteur du même ordre jusqu'à la place et les redescendre au retour, cruche pleine. On comprend certaines lassitudes.

Fig. 2 : le théâtre de l'enquête vu sur carte IGN annotée.

Selon plusieurs Nunzinchi (habitants de Nonza), les anciens (date indéterminée mais bien reculée) avaient aménagé au flanc du Rocher, côté mer, un sentier reliant A à B en passant quelque part vers C. Il saute aux yeux que le gain en dénivelé et même en distance était plus qu'appréciable. À condition que l'histoire soit authentique ou, tout au moins, pas trop retouchée.

 

Fig. 3 : la source de Sainte Julie aujourd'hui.

Parce que l'advocatus diaboli ne manque pas d'arguments, comme on peut déjà se le dire en contemplant la géométrie des lieux. On y trouve exclusivement des abrupts prononcés, des à-pic irréprochables et même d'indiscutables surplombs, à l'exclusion de toute surface horizontale. Il faut de plus, vu la colonisation du relief par la végétation, beaucoup de persévérance pour dénicher l'éventuel sentier caché dans le paysage. J'ai quand même essayé.

En pareil cas, la première démarche consiste à interroger ceux qu'on ne peut pas vraiment appeler des témoins puisque aucun d'entre eux n'est pluricentenaire et ne peut, de ce fait, fournir une information de première main. Voici le résultat après classement en catégories sommaires.

Un premier petit groupe affirme vigoureusement qu'il a bien existé un sentier et qu'il a bien été fréquenté par les porteuses d'eau. Les précisions manquent quand à son tracé exact. Seules, les extrémités ressortent de ces discours: au sud vers le point A (lieu-dit Capizzolu) et au nord, entre B et C, au point bas de l'escalier monumental en lacets qui descend de la route vers la source. Rien n'est dit sur le corps du trajet et encore moins sur sa structure, utilisation des reliefs du Rocher, creusements occasionnels ou murets de soutien en pierre sèche.

Tout à l'opposé, d'aucuns, plus portés pour la plupart sur la physique pratique, arguent des abrupts, que tout un chacun peut repérer, pour affirmer qu'il n'a jamais pu exister un tel sentier, d'abord en raison des prouesses techniques nécessaires pour le rendre utilisable et ensuite de l'irresponsabilité qui amènerait à envoyer des femmes (et leurs cruches) sur un trajet qui aurait été plus proche d'une via ferrata que d'un chemin ergonomique.

Entre les deux, une population assez diversifiée se déclare perplexe sans rejet dans un sens ni dans l'autre et en adjoignant des informations collatérales sur des faits bien avérés, eux. L'un d'eux concerne l'existence d'un autre sentier qui aurait permis de descendre du Capizzolu jusqu'en contrebas, sur les rochers bordant la mer. Je l'ai représenté sur la carte en simulant les zigzags qu'il faisait inévitablement. Plusieurs interlocuteurs m'ont affirmé l'avoir emprunté pour aller pêcher depuis la côte. Deux d'entre eux ont même ajouté indépendamment une anecdote pittoresque quoique non datée : des Nunzinchi avaient construit une barque en haut du village. Pour lui faire rejoindre la mer, ils ont voulu aller au plus court en déhalant le bateau par ce chemin. Que la charge ait été trop lourde ou que les cordes aient lâché, la nef a dévalé et fait du petit bois à l'arrivée...

L'évocation de ce sentier a souvent conduit à un enchaînement vers les hardiesses – en fait les imprudences – commises par nombre d'hommes du village dans leur jeunesse/adolescence. Selon un de mes interlocuteurs, outre le désir de relever quelques défis, leurs téméraires expéditions auraient été motivées par la rumeur d'un « trésor » dissimulé dans quelque tafonu [2]. J'ajoute d'autant plus foi à ces relations qu'à l'époque, lointaine de quatre décennies, où j'ai découvert Nonza, quelques jeunes se livraient parfois, tout en haut du Rocher, à une aussi périlleuse prouesse illustrée par la figure 4. Elle représente le Trou naturel, large de l'ordre d'un mètre, qui perfore une grosse lame de schiste s'avançant au-dessus du ravin. Ladite prouesse consistait à en faire le tour voire sauter d'un bord à l'autre. En dessous du pertuis, cent cinquante mètres de vide pas tout à fait vertical mais avec les aspérités ça ne valait pas mieux...

 

Fig. 4 : le Trou du haut du Rocher et, vue à travers, la plage, 150 m en dessous.

J'ajouterai deux autres témoignages personnels d'interlocuteurs fiables et sérieux randonneurs. L'un était parti du point C et avait atteint la plateforme de la Sassa, en D. Le second, qui suivait le bord de mer depuis le Lavatoghju vers la plage, a vraisemblablement repéré l'ancien tracé du sentier des pêcheurs et s'y est engagé. Puis, après l'avoir escaladé sur quelque distance, a obliqué vers la face nord du Rocher pour aboutir lui aussi à la Sassa.

Ce n'est pas trop s'avancer que dire dès maintenant que, sous son aspect rébarbatif, le Rocher a été nettement plus fréquenté que le profane le supposerait. Mais on peut associer d'autres informations allant dans le même sens.

Ce piton a supporté autrefois une place forte. Ceux qui en ont construit ou amélioré les défenses n'ont pas dû manquer de prendre conscience des possibilités d'accès par les faces ouest et nord. Et de neutraliser ces points faibles, par exemple en allant les inspecter sur place puis – si nécessaire – en réalisant des ouvrages protecteurs. On peut corréler ceci avec l'observation de structures en pierre sèche qui m'intriguent depuis des années. Sur le flanc ouest de la plateforme de la tour (voir sur la carte, là où j'ai affiché l'altitude de 155 m puis aller en figures 5 et 6) et à une vingtaine de mètres en dessous de cette dernière, deux murets soutiennent d'étroites terrasses (le second est maintenant masqué par la végétation). On peut, vu les difficultés d'accès, écarter l'idée d'habitations ou d'abris d'animaux. L'hypothèse de parcelles agricoles se heurte à la même critique plus les problèmes d'arrosage. J'avais envisagé d'éventuelles tombes. Mon ami Jean-Sylvestre Nugues a spontanément évoqué un ouvrage militaire. C'est la plus solide supposition qui, avec les estimations précédentes, conforte l'idée d'un Rocher jadis bien plus fréquenté qu'il n'en a l'air. J'ai effectué une tentative de scrutation de la face nord du Rocher, non pas in vivo (si on me passe l'expression par laquelle je désignerai une exploration par escalade dûment encordée) mais simplement photographique. Muni de mon bridge, qui dispose d'un zoom atteignant 720 mm, et après l'avoir installé sur un trépied, j'ai visé depuis un éperon rocheux au nord de la paroi principale et à une distance d'une cinquantaine de mètres, les zones où aurait pu se trouver le sentier. Je prélevais selon plusieurs balayages horizontaux des prises de vue ensuite assemblées par un bon logiciel de panorama (Figures 7 et 8). L'excellente résolution de quelques centimètres des images aurait pu me permettre de repérer sans peine un muret de soutènement en pierre sèche. Ce fut peine perdue. D'abord parce que la dense végétation masque très efficacement une bonne part de la cible; ensuite parce que ce qui restait n'a pas révélé le moindre artéfact.

.Fig. 5 : un muret en pierre sèche et pour utilisateurs acrobates.

 

.Fig. 6 : le même muret convenablement zoomé.

 

.Fig. 7 : un balayage du Rocher à haute résolution.

J'ai pu scruter à loisir un fichier de numérisation du Plan Terrier local. En dépit de quelques faux tracés (très probablement dus à la compression dudit fichier) il est clair qu'il ne fait aucune mention d'une voie de contournement du Rocher. Dans la même veine, il semble qu'il ait été vaguement envisagé, lors de la réalisation de la route D 80 (vers 1860/70), de la faire passer à l'ouest et donc dans la zone qui nous intéresse. L'idée a été assez vite abandonnée.

Une ultime recherche s'est effectuée dans les (rares) archives photographiques exploitables et dénichées au village ou surtout sur Internet. L'une de ces images, visible en figure 9, a été trouvée sur une vieille carte postale. Très vieille puisque la maison que l'on voit au milieu du bas de l'image y est encore pourvue de son toit en bon état alors qu'aucun citoyen présent du village ne l'a connue autrement que sous forme de ruine irrécupérable. En ces temps là, comme on peut le constater, la végétation du Rocher était plus maigre, ce qui permet de se faire une idée plus exhaustive de l'âpreté du relief. Et la moindre objectivité conduit à une conclusion sans appel: s'il y a eu des voies permettant de se déplacer sur les flancs du Rocher, en premier lieu elles ne pouvaient être empruntées que par des personnes expérimentées prêtes à fournir un effort physique important; ensuite elles devaient suivre des trajectoires contournées qui – du point de vue d'une éventuelle porteuse d'eau – n'en faisaient pas un raccourci épargnant de la fatigue et de sérieux risques...

 

Fig. 8 : un zoom montrant la résolution du panorama précédent.

Parvenu à ce point, je serais fort tenté de conclure de façon péremptoire : oui, à cent pour cent, le Rocher a été au cours des siècles parcouru par des gamins téméraires, des soldats soucieux de l'inaccessibilité de leur retranchement, leurs ennemis appliqués à rentabiliser leur expédition, etc. Non à cent pour cent, il ne s'est jamais prêté à la réalisation d'un projet pharaonique destiné à simplifier la vie de quelques ménagères ou de leurs servantes. Et la « sagesse » recommanderait de clore le dossier sans plus attendre.

 

.Fig. 9 : sur cette ancienne photo, le Rocher, guère arboré, se révèle peu disposé à accueillir le Sentier.

Encore qu'il ne faille jamais laisser de côté le moindre paramètre, même s'il ne semble au départ présenter que des liens bien ténus avec l'enquête. Jusqu'ici, je n'ai évoqué le Rocher que dans des termes ne mettant pas en doute sa stabilité, voire sa naturelle inaltérabilité. Or on est là loin du compte. En 1752, une énorme plaque de pas mal de mètres cube (ou d'environ 2,5 fois plus de tonnes si l'on préfère) se détacha du sommet de sa face sud-ouest. Elle dévala la pente en pulvérisant au passage quelques constructions et acheva sa course en bord de mer pour y rejoindre d'autres fragments de toutes tailles descendus dans les âges antérieurs. Et y attendre ceux à venir. Celui-ci est resté célèbre à cause de sa taille et des circonstances de sa chute mais il n'a pas été le seul. Le plan de clivage du schiste du Rocher, incliné vers le sud, favorise les chutes selon cette orientation, mais des zones d'effondrement sont aussi visibles sur la paroi nord comme celle de la figure 10 et il n'est pas besoin de dépasser des tailles de projectiles de l'ordre du mètre cube pour obtenir des effets importants.

 

.Fig. 10 : une zone d'éboulement sur la face nord.

 

De tels blocs, capables avec un peu d'élan de déstabiliser gravement une maison, ne feraient qu'une bouchée de petits ouvrages comme des murets de soutènement d'un étroit sentier. On est alors en droit de penser qu'il a pu se bâtir, au cours des siècles, diverses voies de cheminement auxquelles la forme de la surface de la paroi était alors plus propice. Et que des éboulements n'en ont pas laissé trace sauf dans le miroir – déformant – de la mémoire communautaire. Peut-être un jour prochain, quelque archive ancestrale relancera-t-elle la controverse...

NOTES

[1] J'ai délibérément écrit « Rocher » avec une majuscule et donc comme un nom propre pour lever toute confusion avec un rocher banal ne méritant que le nom commun. Sur la photo de la figure 1, il s'agit donc du véritable promontoire occupant la droite de l'image.

[2] Un tafonu (pluriel tafoni) est une cavité plus ou moins large et plus ou moins profonde creusée par l'érosion hydraulique et surtout éolienne. Les rochers locaux en sont criblés.


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© Jean-Pierre Guillet - CERAV


Référence à citer / To be referenced as :

Jean-Pierre Guillet

Mythe ou épopée ? Le périlleux sentier des présumées porteuses d’eau de Nonza (Cap Corse) (Myth or epic? The perilous footpath of the purported water-carrying girls at Nonza, Cap Corse)

L'architecture vernaculaire, tome 38-39 (2014-2015)

http://www.pierreseche.com/AV_2014_guillet.htm

14 mars 2014

L'auteur :

Ingénieur ESE et physicien de radiothérapie, Jean-Pierre Guillet a meublé sa retraite en enquêtant sur les sujets qui excitaient sa curiosité. Après la révélation d’une station de hêtres tortillards sur un volcan de son Auvergne natale, il s’est intéressé au petit patrimoine rural – surtout à un réseau d’irrigations anciennes – autour de son village adoptif de Nonza, dans le Cap Corse. On peut ajouter quelques enquêtes botaniques, de la photographie de façon addictive et de l’écriture de SF.

jeanpierreguillet[at]free.fr

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