Sébastien Preuil
L’HABITAT RURAL KHMER DANS LA RÉGION
DE SIEM REAP : UN MODÈLE ARCHITECTURAL EN ÉVOLUTION ?
Résumé
Trop souvent, les
visiteurs se rendent dans la région de Siem Reap au Cambodge dans le seul but
d’y découvrir les vestiges du passé. Focalisés sur la seule architecture
monumentale des temples d’Angkor, ils ne prennent pas le temps de découvrir le
bâti rural d’aujourd’hui, certes moins impressionnant mais ayant pourtant des
caractéristiques architecturales bien marquées. En effet, dans la campagne
khmère, se sont développés de nombreux petits villages et hameaux aux
habitations sur pilotis, dont la structure n’a guère évolué pour
certaines depuis la fin du dix-neuvième siècle. Mais ces dernières années,
on assiste à une certaine mutation du bâti traditionnel khmer
originel, laquelle tend à faire apparaître de nouveaux modèles
architecturaux s’inspirant du traditionnel. Il existe non pas un mais différents
types d’habitats traditionnels ou s’inspirant du traditionnel dont les modèles
architecturaux et les matériaux de construction vont différer en fonction de la
situation socio-économique de leurs propriétaires. Quant au modèle originel, qui
est aussi celui des plus pauvres, il aura tendance à s’effacer au fur et à
mesure que le pays s’ouvrira sur l’extérieur et deviendra une nation moderne.
Face à ce processus d’ouverture
et de mondialisation, l’habitat traditionnel khmer disparaîtra-t-il pour
laisser la place à un bâti standardisé et uniformisé ?
Abstract
All too often,
tourists tend to visit the Siem Reap region in Cambodia for the sole purpose of
discovering the remains of the past. They focus exclusively on the
monumental architecture of the Angkor temples, ignoring contemporary rural
dwellings, which have quite noticeable, albeit less impressive, characteristics.
Indeed, the Cambodian countryside harbours lots of small villages and hamlets
consisting of wooden houses on posts, some of which have barely evolved
since the late 19th century. In the last few years, existing Khmer rural
buildings have undergone a process of change leading to the emergence of new
architectural models drawing their inspiration from traditional rural
architecture. There exist not just one but several types of traditional rural
habitations whose architectural models and construction materials differ
depending on the socio-economic standing of their owners. As for the original
architectural model of the poorest social classes, it will probably be gradually
erased as the country opens to the outside world and becomes a modern nation. In
the face of opening and globalization, will Khmer traditional housing disappear,
giving way to all-round standardized solutions?
I - Des édifices vernaculaires récents
Dans la campagne
cambodgienne, rares sont les objets patrimoniaux vernaculaires antérieurs à une
cinquantaine d’années comme l’on en observerait dans nos contrées européennes ou
dans d’autres pays asiatiques comme le Japon.
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Illustration 1 : Dans la province de Siem Reap, berceau des temples
d’Angkor, exceptionnels sont les objets vernaculaires remontant à l’époque
faste angkorienne hormis peut-être ce vieux pont situé en pleine campagne
entre deux temples angkoriens. Cet objet patrimonial peut-il être
considéré comme vernaculaire ? Pas si sûr, car à l’époque angkorienne il
était peut être situé dans un espace urbain relativement dense pour
l’époque, planifié par des architectes et à l’usage d’une certaine élite
urbaine (S. Preuil / 2008). |
Les constructions en dur
furent de tout temps fort rares dans les campagnes khmères et hormis les pagodes
qui succèderont aux temples angkoriens, l’on ne construisait qu’avec des
matériaux végétaux périssables [1] (bois, bambous, feuilles
de palmiers et de cocotiers). Des constructions d’autant plus fragiles et
éphémères qu’elles étaient exposées au climat tropical de la région peu propice
à leur conservation. Il fallait donc année après année consolider ou
reconstruire. Ainsi, le bâti en milieu rural, à quelques rares exceptions près,
est de conception récente au Cambodge, ne dépassant pas les vingt ans d’âge,
bien que la forme architecturale des habitations les moins complexes et qui
correspondent aujourd’hui à celles des plus pauvres, n’ait pas beaucoup changé
sur plusieurs siècles [2].
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Illustration 2 : Photographie issue d’une carte postale envoyée en 1904
présentant des « cases cambodgiennes sur pilotis ». La forme du toit à
deux pentes est ici très simple et correspond au modèle Ka-taing que l’on
retrouve encore aujourd’hui et qui est destiné très souvent aux classes
les plus défavorisées, ce qui n’était pas forcement le cas autrefois. Le
revêtement en lattes de bois démontre que les familles ici ne
sont pas les plus démunies. |
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Illustration 3 : Ici une
vieille maison de plus de cent ans, toujours
détenue par la même famille. Mais cette bâtisse est-elle réellement
centenaire ? Si la forme de la maison est restée probablement la même,
peu d’éléments constituant celle-ci semblent être d’époque. Ainsi, la
structure portante de la maison en bois, les murs en bambou ainsi que le
toit ont dû être remplacés de nombreuses fois (source : Wikimedia Commons -
légende : Primeval forest settlement north of Siem Reap («
Village dans la forêt vierge au nord de Siem Reap »)). |
Bien que la population
cambodgienne soit essentiellement paysanne [3], toutes les habitations en
milieu rural n’ont pas forcément une vocation agricole : elles peuvent abriter
des individus de classes socio-professionnelles et économiques diverses, les plus
riches ayant d’ailleurs tendance à s’éloigner du modèle architectural d’origine.
Ainsi, nous pouvons parler d’architecture traditionnelle à tendance évolutive
pour désigner les différentes formes architecturales que peut prendre l’habitat
traditionnel khmer rural d’aujourd’hui. Car si les villageois utilisent souvent
les même méthodes et plans de construction qu’autrefois pour construire leur
maison suivant un savoir-faire et des rites cérémoniels bien spécifiques que
l’on se transmet de génération en génération, ils ont su s’adapter à leur temps
notamment depuis la fin de la guère civile et l’ouverture économique du pays. Le
modernisme et l’influence extérieure [4] ont introduit quelques
modifications concernant les techniques de construction, l’utilisation de
nouveaux matériaux ou des éléments de décoration. Cette mutation du bâti
s’observe surtout chez les classes moyennes ou aisées, bénéficiaires de
l’ouverture économique et donc plus réceptives au progrès.
II - Le
village khmer : une entité géographique linéaire se fondant dans le paysage
rural
·
Le village khmer
Dans un village, le nombre
des maisons est généralement un peu inférieur à celui des ménages car les
parents et les grands-parents peuvent loger dans la même maison. Il est courant
qu’avant le mariage, le futur gendre construise une demeure près de celle de ses
beaux-parents. La jeune femme peut ainsi recevoir des conseils de ses parents
qui ont acquis plus d’expérience au cours de leur vie. Le village est désigné
par le nom de bhumi [5] ou bien celui de sruk [6]. L’un ou l’autre semble
indifféremment employé. Administrativement, on utilisera davantage le terme
phum [7] ,
qui correspond à la plus petite unité de peuplement. Il peut alors se composer
de quelques habitations (des hameaux), voire d’une seule, jusqu’à des
groupements plus considérables. Ces groupes d’habitats de taille plus importante
adoptent alors différentes configurations d’implantation. Ainsi, on observe le
plus souvent des villages en file indienne le long des axes de communication et
qui se gonflent en bourgs aux intersections, structurés le long d’une rivière ou
tout autour d’un étang. Cet alignement ne signifie pas pour autant que les
façades de chaque maison soient alignées, elles sont juste parallèles à l’axe
dans lequel s’oriente le village. À proximité de Siem Reap, on note la présence
de villages urbains, qui tendent à se conglomérer, constituant ainsi la nouvelle
périphérie d’une capitale provinciale en plein essor économique et expansion
territoriale. Ici le bâti se fait plus dense et le terrain sur lequel vit le
ménage en sera plus réduit.

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Illustration 4 : Chong Kneas non loin du lac Tonlé Sap. Ici, le village
s’est structuré le long de ce qui était auparavant une piste (S. Preuil /
2008). |
· Organisation de l’espace autour de
l’habitation
L’habitat traditionnel
cambodgien est avant tout une maison rurale, ouverte sur l’espace et
l’extérieur. Celle-ci s’organise dans un environnement où la famille, les
champs, les animaux et même certaines espèces végétales ont chacun leur place.
Ainsi on retrouve, la majorité du temps, des maisons entourées d'un espace de
vie de taille variable, souvent délimité par des arbres ou une petite clôture.
S'il n’y a pas d’objets délimitant la parcelle, il peut être difficile de
distinguer les limites de celle-ci. Tout sera alors suggéré par des éléments
naturels (arbres, potagers) et objets (puits). Ainsi, si les délimitations du
privé et du public ne sont pas toujours visibles, chaque propriétaire est en
mesure de connaître les limites de son terrain et celles de son voisin et il est
tout à fait courant de traverser la parcelle de quelqu’un pour accéder à la
sienne. Le sol nu en face de la maison sert de zone de travail principale pour
n'importe quelle tâche majeure nécessitant beaucoup d'espace : le riz est étalé
ici pour sécher ou pour être battu. On exécute également toutes sortes de
travaux de réparation. La partie de la parcelle située à l’arrière de la maison
est utilisée comme espace privé : des fosses sont creusées pour les toilettes et
on y entrepose aussi les ordures. On y stocke aussi les feuilles de palmier, et
tous les types de matériaux qui ne sont pas utilisés pour le moment.

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Illustration 5 : schéma type d’un terrain qu’occupe une famille en milieu
rural (K.Tan). |
Comme la plupart du temps
à la campagne, il n’y a pas de bâtiments utilitaires à côté de la maison
familiale. Tout ce qui est nécessaire à la vie des paysans est congloméré dans
l’enceinte même du bâtiment d’habitation, le plus souvent dans la partie
inférieure située sous les pilotis. Cependant, à proximité de la maison, on note
parfois la présence d’un petit abri à l’usage des animaux et le grenier qui est
une annexe très importante car il permet de stocker le paddy [8], nourriture de base et la
principale richesse des paysans. Il est donc très important de bien le conserver
et de le protéger des éventuels accidents, notamment des incendies pouvant se
déclarer dans la maison principale.

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Illustration 6 : Très peu de bâtiments occupent le terrain d’une famille,
qu’elle soit paysanne ou non, riche comme pauvre. Sur cette photographie,
on observe, à l'arrière-plan, le bâtiment d’habitation. En face de
celui-ci, a été édifié un petit enclos couvert, destiné à abriter le
bétail pendant la nuit. On observe également la présence d’arbres
(bananier, cocotier) qui, tout en faisant de l’ombre, permettent d’avoir
des fruits divers à moindre frais (S. Preuil / 2008). |
Enfin, évoquons les
nombreuses superstitions et croyances qui vont influer sur la répartition et
l’aménagement des différents éléments qui composent cet enclos. On évite ainsi
par exemple de planter un tamarinier au sud ou d’édifier un puits à l’ouest de
la maison, car cela signifie pour le khmer «
la chance suivie de la ruine »
[9]. En
2011, la société khmère est toujours régie par d’innombrables croyances et
superstitions d’influence animiste, hindouiste et bouddhiste qui ont traversé
les siècles. Des croyances qui se déclinent en une série de rites et de
processus cérémoniels que l’on observe jusque dans l’édification des habitations
et qui ponctuent encore aujourd’hui le quotidien de millions de Khmers.
III - Un
mode de construction régi par les croyances
Pour le Khmer, l’habitat,
la maison est avant tout un abri matériel et spirituel et doit s’insérer dans un
univers animé d’esprits. Les coutumes, les modes de vie jusqu’aux méthodes de
construction vont fortement être influencés par de nombreuses superstitions et
croyances dont certaines remontent bien avant l’époque angkorienne. Au Cambodge,
de tous temps un culte fut voué à différents génies appelés Neak Ta
[10] que
l’on retrouve également au Myanmar sous l’appellation de Nats ou celle de
Pra Phum en Thaïlande. Dans cette partie de l’Asie du Sud-est, tous les
lieux habités sont soumis à l’influence de ces génies fonciers ou d’humains
désincarnés dont on cherche à se concilier les bonnes grâces car ils sont
supposés être les fantômes des premiers occupants des lieux. Ces génies sont
considérés comme les véritables maîtres du sol, et assurent la protection aux
gens du village ainsi que la santé, la fertilité du sol ou les pluies
régulières. Construire une maison sans accord des maîtres du sol peut apporter
le malheur à son propriétaire.
Selon les croyances khmère
et la volonté des esprits, la maison traditionnelle khmère doit être dressée en
un seul jour solaire, ce qui oblige le futur résidant à préparer des années à
l’avance tout les éléments de construction afin de ne pas perdre de temps dans
l’édification de sa future maison, ce qui demande une organisation considérable.
Ainsi, le premier geste du propriétaire avant même l’acte de bâtir, sera de
célébrer une cérémonie pour demander à la déesse de la forêt l’autorisation de
couper des arbres, que l’on laissera sécher conformément pendant plusieurs mois,
parfois deux années. Ensuite débuteront la taille et l’assemblage de toutes les
pièces de construction nécessaires, que l’on entreposera dans un abri protégé du
soleil et des intempéries. Le jour opportun désigné par l’Achar
[11] du
village, on ouvrira le chantier avec les membres de la famille et des amis. Si
la maison est importante, on réunit alors tout le village pour, non pas la
construire, mais la monter entre le lever et le coucher du soleil, le but étant
de revivre les mythes originaux d’après lesquels les génies ont installé l’homme
sur terre en un seul jour. Après avoir fait la demande au Naga
[12] et
aux maîtres fonciers de disposer du sol, la permission est finalement accordée
si la place des hommes est minime [13] et si l’opération ne dure
qu’une journée solaire durant laquelle la terre supportera les chocs. Lors de
l’édification du bâtiment, on constate que les superstitions sont prioritaires
dans la construction au détriment même du confort. Par exemple, l'orientation
(indispensable pour le confort thermique) se fait en fonction des croyances quoi
qu'il advienne.

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Illustration 7: Ce panneau de 49 mètres se trouve dans la galerie
orientale, section sud du temple d’Angkor Vat. Il représente le grand
mythe hindou de la création. Tournant tour à tour sur le corps du naja
géant enroulé autour du mont Mandara, les dieux et les asuras [14]
font tourner la montagne pour baratter la mer cosmique et produire l’Amrita,
la liqueur d’immortalité. Il est assez étonnant de retrouver ce mythe
hindou du Naja dans une société khmère contemporaine devenue
pourtant bouddhiste il y a des siècles (S. Preuil / 2008). |
Lorsque le couple, futur
occupant, se présente à la nuit tombante pour prendre possession de la maison,
un Kru [15] les attend pour les assister dans un processus
cérémoniel complexe. Le couple tourne alors tout autour de la maison
nouvellement dressée et s’arrête une première fois devant l’échelle. Le Kru
les rejette alors, mais voyant leur insistance il leur demande : « D’ou
venez vous ? ». Aux futurs occupants de répondre : « Nous venons des confluents
des fleuves, des deltas marécageux [16], nous cherchons un abri ».
Chassés encore une fois, ils referont jusqu’à sept fois le tour de la bâtisse.
Ils répondront à chaque fois au Kru : « La déesse Thorani a asséché la
terre, le sol est praticable et les génies nous ont menés jusqu’ici, nous
demandons à entrer ». Le Kru leur répond : « la terre ne vous appartient
pas, elle est la demeure des esprits, avez-vous tué ? Méprisé les petits, médit,
pratiqué l’adultère, volé ? ». À chaque tour ils répondent : « non nous n’avons
fait de mal à personne ». Alors au septième tour le Kru déclare : « Bien, les
maîtres du sol, les génies domaniaux vous admettent. Entre un lever et un
coucher du soleil vous avez pu disposer du sol et déranger le naga, le
soleil se couche, il ne faut plus déranger les maîtres de la terre qui vous
accueillent ». Le Kru les asperge alors d’eau pour les laver de leurs
fautes passées. Les nouveaux propriétaires accomplissent alors un huitième tour
en chantant et en poussant des cris de joie et d’allégresse. On se présente une
dernière fois au bas de l’échelle. L’épouse lave les pieds du mari, se lave les
siens et le Kru les autorise enfin à monter afin de prendre possession de
la maison
[17]. Une fois la famille installée, il ne faudra pas oublier de mettre au
pied du poteau central, des fruits, des fleurs et de l'encens qui bénissent la
construction. On retrouve aussi un drapeau à prière sur la poutre centrale.
Enfin une maison aux
esprits devra être édifiée à proximité du bâtiment d’habitation. Elle est d'une
richesse proportionnelle à la demeure qu'elle protège, pour que le Neak Ta
ne soit pas jaloux de l'humain. La maison des esprits doit être placée sur un
pied en hauteur, à proximité du bâtiment d’habitation, orientée au Nord ou,
faute de mieux, au Sud. L'ombre du bâtiment ne doit pas la toucher. Dans ces
conditions, et avec une attention régulière en offrandes et en petites prières
quotidiennes, le Neak Ta repoussera les mauvais esprits, les fantômes et
même les voleurs. Enfin, précaution supplémentaire, l’escalier menant au balcon
ou bien directement à la pièce principale doit toujours avoir un nombre impair
de marches qui interdise l’entrée des esprits malfaisants.
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Illustration 8 : Une maison aux esprits d’une famille dite moyenne.
Celle-ci, en ciment et recouverte de peintures colorées, a probablement
été achetée en ville ou sur le bord de la route (S. Preuil / 2010). |
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Illustration 9 : Ici une maison aux esprits du pauvre, en tôle et en bois,
confectionnée par le chef de famille avec des éléments de récupération (S.
Preuil / 2010). |
IV - Analyse de l’architecture
traditionnelle de l’habitat khmer
Depuis la naissance de la
société khmère, la maison traditionnelle khmère constitue le bien principal et
le plus visible de chaque famille et reste un élément indissociable à la vie
quotidienne des individus qui y résident. Quant aux plus belles demeures, elles
sont le signe d’une certaine richesse et réussite sociale. Ainsi, pour ces
dernières on observe des caractéristiques architecturales bien marquées.
Cependant, Quel que soit son statut social, l’habitat traditionnel khmer
présente toujours un même schéma de construction : un bâtiment rectangulaire en
bois ou en matériaux végétaux surélevé grâce à des pilotis.
· Les fondations
et la structure porteuse de la maison
L’habitat traditionnel
khmer se compose d'un cadre d'appui, qui repose sur des fondations
individuelles. Il n'y a pas de renforts ou de murs de refend [18] pour renforcer la
structure. Le toit est construit avant que le revêtement mural ne soit appliqué.
Pour se conformer aux conditions spécifiques des sols généralement limoneux, les
fondations de la future bâtisse sont établies de la manière suivante : au fond
d'une excavation de 1 mètre de profondeur, plusieurs poteaux de bois de 1,5 à
2,00 mètres de long sont enfoncés dans le sol, puis recouverts d'une couche de
pierre compactée, suivie d'une pierre de taille ou dalle de béton préfabriqué,
qui fournit la base pour le pilotis. L'excavation est ensuite remplie avec de la
terre. Des piliers plus ou moins grands sont ensuite dressés. Avec des solives
horizontales, ils constituent la structure porteuse de la maison, des
fondations jusqu’au toit. Pour ce dernier, piliers, solives et chevrons sur
lesquels sont fixées les lattes, sont liés entre eux pour former une armature
qui contribue à stabiliser la structure entière de la maison. Chez les familles
les plus démunies, on utilise rarement des vis car cela augmenterait les
dépenses Pour les plus pauvres, nous le verrons plus tard, des panneaux de
palmier couvrent les côtés de la maison; fixés à la structure en bois d'une
façon simple, ils ne font que fournir une protection contre les éléments, ils
n'ont aucune influence sur la stabilité de la construction.
· La toiture
Le toit est un élément
fondamental permettant de subdiviser en plusieurs catégories l’habitat
traditionnel khmer. Il existe ainsi plusieurs modèles de toiture
caractéristiques et relativement aisés à identifier qui vont donner leur nom à
l’ensemble de l’habitat [19] : le modèle Phtêah Ka-taing, le modèle Phtêah
Peth et le modèle Phtêah Rong.
La maison traditionnelle
khmère peut se décliner en trois modèles principaux, chacun pouvant se
subdiviser en sous-modèles plus ou moins complexe suivant l’intégration
d’éléments tels que le balcon pouvant ainsi modifier la structure initiale du
toit.
Le modèle
Ka-taing
Le modèle de construction
le plus simple et le plus souvent choisi par les plus pauvres est le modèle
Ka-taing. La toiture est ici à deux pentes, découpée à l’avant et à
l’arrière.
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Illustration 10 : le modèle Ka-taing (S. Preuil). |
Cependant plus la famille
commencera à avoir de l’argent, plus le modèle Ka-taing sera complexe
(apparition d’un balcon, le toit unique à double pente laisse la place à une
double ou triple toiture toujours en double pente).
• Le sous modèle Phtêah
Ka-taing mean Bang-haa (avec un pan incliné couvrant le balcon, avec
possibilité de recouvrir également l’escalier d’accès) : Ici on observe un
balcon qui peut se trouver à gauche ou à droite de la façade selon une
orientation variable due à la particularité du terrain ou à l’orientation selon
les points cardinaux. La toiture est semblable au cas précédent, mais avec un
pan incliné couvrant le balcon.
• Le sous modèle Phtêah
Ka-taing Sla-ab (ailes ou auvents) mean Bang-haa : ici toujours une
véranda sur façade couverte par un pan incliné qui prolonge la toiture avant ;
cette habitation comporte quatre rangées de colonnes de face et cinq de profil ;
la toiture est double (« à deux dos »), découpée sur les deux côtés et
comportant des auvents sur toute la longueur de chaque côté de la maison.
• Le sous modèle Phtêah
ka-taing Sla-ab Bei Khna-âng (à trois dos ou trois toits) : le bâti comporte
quatre rangées de colonnes de face et cinq de côté, le plan est rectangulaire et
est couvert par une toiture triple découpée sur les deux côtés, celle du milieu
étant la plus grande et couvrant une surface de trois rangées de colonnes sur
quatre, avec des « ailes » ou auvents courant sur toute la longueur de chaque
côté de la maison.
• Le sous modèle Phtêah
ka-taing Sla-ab Bei Khna-âng mean Haor-naing (à trois dos ou trois toits avec
balcon) : le nombre de colonnes ainsi que le plan d’ensemble sont similaires à
ceux de la maison précédente, avec la particularité qu’il y a un balcon en façade. Une
petite toiture de face couvre le balcon, avec des auvents courant sur toute la
longueur de chaque côté de la maison. C’est le modèle de style Ka-Taing le plus
élaboré. Un modèle souvent prisé par les ménages aux revenus moyens.
Le modèle
Phtêah Peth
Ce modèle d’habitat est parfois adopté par les
familles de richesse moyenne. Le toit ici est plus complexe, à quatre pentes deux
à deux symétriques.
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Illustration 11 : le modèle
Phteah Peth (S. Preuil). |
Ce type d’habitat
peut être divisé en deux sous-groupes :
• Le sous modèle
Phtêah Peth mean Haor-naing (avec un balcon) : ce bâti possède un escalier
d’accès centré qui permet d’accéder au balcon dont la surface est délimitée par
la 1ère rangée de colonnes de face et de profil ; elle comporte une double
toiture, une petite recouvrant le balcon, et une grande couvrant toute la partie
d’habitation. Cette particularité est communément appelée « maison à deux-dos »,
le nombre de dos étant le nombre de toitures que comporte la maison.
• Le sous modèle Phtêah
Peth mean Bang-haa : ici, le pan incliné couvre le balcon, avec possibilité
de recouvrir également l’escalier d’accés ; son plan est similaire à celui du
Phtêah Peth avec Haor-naing, en respectant toujours la
trame des colonnes, de face et de profil.
Le modèle Phtêah Rong
Enfin, deux modèles d’habitations traditionnelles
à la toiture bien spécifique peuvent être associés aux familles plus aisées :
les modèle dit Phtêah Rong Doeung et Phtêah Rong Da-ôl.
• Le sous-modèle Phtêah Rong Da-ôl :
traditionnellement, ce bâti comporte quatre rangées de colonnes de face, mais
les colonnes de profil peuvent aller de quatre rangées à plusieurs selon les
besoins du propriétaire ; la toiture n’est tronquée que sur la face principale,
mais la partie arrière est coupée à angle droit. Un escalier d’accès centré
permet d’accéder directement à la pièce d’habitation principale en façade.
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Illustration 12 : le sous-modèle Rong Da-ôl
(S. Preuil).
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• Le modèle Phtêah Rong Doeung :
ici le bâti comporte quatre rangées de colonnes de face et cinq rangées de colonnes de
profil ; la toiture est tronquée dans le sens de la longueur, à l’avant et à l’arrière.
· Le
pilotis : une caractéristique commune
En langue khmère, la maison dite
traditionnelle se nomme Phtêah khpouh srâlah pi dey que l’on pourrait traduire en
français par « maison surélevée de la terre ». En effet, que l’on soit riche ou
pauvre, toutes les habitations traditionnelles khmères sont bâties sur des pilotis
dont la hauteur reste variable suivant le risque d’inondation. Une structure du
bâti qui a donc été fortement influencée par la prégnance du climat de mousson
subtropical qui règne au Cambodge.

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Illustration
13 : Les habitations situées non loin du Tonlé Sap possèdent des pilotis
beaucoup plus élevés. Et pour cause, une bonne partie de l’année, le lac est
marqué par un phénomène de renversement du sens d’écoulement des eaux en saison
des pluies. Ce phénomène entraîne l’extension de la surface du lac qui quadruple
en fin de mousson (S. Preuil / 2010). |
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Illustration 14 : A cette période, les villages
(ici Kompong Phluk) ont les pieds dans l’eau et le mode de vie des habitants devient lacustre
(S. Preuil / 2010). |
Cependant, même en zone non inondable,
la maison sera toujours sur pilotis ou tout au moins surélevée. Plusieurs raisons à cela :
d’une part les animaux sauvages et serpents ne peuvent pas s'introduire
facilement dans les maisons en hauteur, d’autre part,les Khmers jugent malsaines et peu
souhaitables les habitations bâties de plain pied. Ils pensent que la libre
circulation de l’air entre les colonnes est un élément important de la salubrité
et du confort d’une maison. Cela rafraichit. Ce trait culturel qui leur fait
édifier leur habitation surélevée par rapport au sol, différencie les Khmers, riches
ou pauvres, des Chinois et des Vietnamiens habitant le pays [20].

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Illustration 15 : Une
habitation située en zone non inondable. On remarque cependant qu’une partie du
bâtiment reste surélevée pour les raisons évoquées plus haut (S. Preuil / 2008) |
V -
Organisation de l’intérieur de l’habitat et de l’espace sous les pilotis
Il est
nécessaire de faire la distinction entre l’espace intérieur de la maison,
cloisonné, lieu de repos que l’on utilisera la nuit, et l’espace situé sous les
pilotis qui correspond à un espace ouvert sur l’extérieur, sur le quotidien tout
en faisant partie intégrante de la maison. Cependant chez certaines familles,
notamment les plus aisées ou celles n’ayant aucune relation avec le monde
agricole, l’espace sous les pilotis sera délaissé au profit de la partie
supérieure de la maison tout aussi agréable à vivre et aéré grâce à la présence
du balcon.
·
Le niveau inférieur de la maison (Kraôm Phtaêh)
Cet espace est utilisé pour
l'alimentation et le repos, ainsi que l'artisanat et diverses autres tâches
telles que la réparation de matériel agricole. Comme l'espace sous le bâtiment
est sec et facilement accessible, il est souvent utilisé pour le stockage; par
exemple les personnes peuvent recueillir et stocker le bois jusqu'à ce qu'elles
soient en mesure de construire la maison à côté de leurs parents. La partie
inférieure de la maison est aussi un lieu de vie en plein air à l'abri de la
maison, où la famille peut installer des hamacs pour se reposer lors des grosses
chaleurs mais aussi pour se protéger des fortes précipitations diurnes. C’est
également sous la maison que l’on trouvera parfois la cuisine, bien qu’elle se
situe parfois dans un bâtiment dissocié situé à l’arrière ou sur le côté de
la maison principale, séparée d’elle par une cour ou un passage couvert. Ne
possédant pas toujours de balcon dans leur maison, ce sont les plus pauvres qui
préfèreront se retrouver sous les pilotis pour y manger, s’adonner à leurs
occupations quotidiennes. Pour eux, l’espace ici y est bien plus aéré que ne
l’est l’intérieur de la maison. À l’inverse, les riches fréquenteront rarement
cet espace, préférant le confort de leur balcon.

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Illustration 16 : Femmes
préparant le repas dans la partie inférieure de sa maison (S. Preuil / 2010). |
La partie inférieure de la
maison sert également à ranger les outils de travail (houes, herses, charrue,
etc.). On y trouve les engins de pêche et parfois une réserve de bois pour le
foyer domestique. C’est aussi sous la maison qu’est installé le moulin à
décortiquer le riz dont le bras est soutenu par une corde à une solive
[21] de l’étage
d’habitation. Il y reste en permanence. De façon intermittente, les femmes y
disposent également leur métier à tisser et y accomplissent les séances de
tissage. S'il n’y a pas de petit enclos à proximité de l’habitation, une
partie de l’espace sous la maison sert d’écurie pour la nuit aux animaux tels
que buffles, bœufs, vaches ou cochons.
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Illustration 17 : Des vaches à
la maison (S. Preuil / 2010). |
· Le niveau
supérieur de la maison
On
accède au niveau supérieur de la maison par un escalier ou une échelle. Cet
accès était autrefois scrupuleusement orienté à l’est, où le soleil se lève,
rappelant ainsi l’origine de la vie. Aujourd’hui, l’entrée principale de la
maison s’oriente selon l’axe principal sur lequel se développe le village (une
rivière, un lac, une route, etc.). L’accès à la maison ne peut donc pas
toujours être à l’est. Cependant, on évitera d’orienter son entrée à l’ouest,
connoté à la mort.
Le niveau supérieur de la maison peut être
subdivisé en plusieurs pièces plus ou moins grandes suivant la taille de la
maison. L’habitat d’une famille aisée aura un nombre de salles supérieures.
Cependant, deux pièces restent communes : la salle de séjour, qui est de l’ordre
du semi-public et où l’on reçoit et qui donne sur l’entrée, et la chambre à coucher,
de l’ordre du privé, de l’intime et seulement accessible à la famille. Cette partie
privée est appelée thank leu, que l’on
peut traduire par « niveau supérieur », car il est traditionnellement de 30 cm
au-dessus du reste de la maison, à savoir la partie sociale que l’on nomme
thnak kraom, le « niveau inférieur ».
Le Thnak kraom
est associé à diverses activités :
-
rencontre, détente, travail de la femme (couture, tricot, broderie, etc.);
- éducation familiale (donner des conseils,
raconter des récits, faire un travail scolaire, étudier);
-
célébration de cérémonies religieuses;
-
réception et couchage pour les invités.
Pour les
plus riches, un balcon couvert ou non prolonge cet espace afin d’obtenir le
contact avec l’espace externe et l’environnement. C’est un lieu où pénètre la
lumière. Les plus riches y prennent en général leurs repas. Le soir, c’est
l’heure du thé ou de la tisane tout en profitant du coucher du soleil, du vent
frais et de la vue panoramique. Les plus pauvres, n’ayant pas toujours de balcon,
investiront l’espace inférieur de la maison situé sous les pilotis. La partie
supérieure de la maison ne servant finalement que la nuit, pour le couchage ou
pour y stocker des vêtements, des meubles et autres
objets de valeur.
Justement, concernant les chambres à coucher, la plupart du temps, la chambre
des parents est séparée de celles des grands enfants. Elle sert couramment de
lieu de stockage des biens de la famille. Suivant la situation familiale, les
enfants dormiront ensemble dans un même lieu ou bien les garçons dormiront
séparément des filles. Pour les plus riches une pièce supplémentaire sera
destinée aux invités. Dans la chambre en général, la tête de lit ne se trouve
jamais à l’ouest, comme pour l’entrée principale de la maison. Cette direction
signifiant la mort.
VI - A chaque
groupe social : un type d’habitat caractéristique
« Montre moi où tu habite
et je te dirai qui tu es ». Il est aisé au Cambodge de reconnaître le statut
social d’une famille en observant la structure extérieure de sa maison et les
différents matériaux utilisés pour sa construction.
· L’habitat
modeste
Les habitations les plus
modestes ont des supports
de bois quelconques, feuilles de palmiers ou parois de bois emprisonnées entre
des éclats de bambous et une couverture en chaume de palmier. Le plancher est le
plus souvent ici en claie de bambou. Les modèles de construction ici sont les
plus simples et la toiture à deux pentes correspond au modèle Phteah Ka-taing.

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Illustration 18 : Un habitat
modeste de style Ka-taing. Des feuilles de palmiers séchées et tressées
recouvrent l’ensemble des murs. Quant au toit de style Ka-taing, il est
habillé d’herbe à paillote. Une simple échelle permet d’accéder au niveau
supérieur de la maison. On observe la partie cuisine, adjacente au bâti
principal (S. Preuil / 2008). |
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Illustration 19 : Détail d’un mur extérieur,
habillé de feuilles de palmiers, d’une famille dite pauvre (S. Preuil / 2010). |
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Illustration 20 : Le même type d’habitat en
1961 : La structure et l’habillage de la maison n’ont pas changé en cinquante
ans. La pente du toit Ka-taing est cependant plus aiguë ici (G. Martel /
1961). |
Ce sont bien entendus les plus déshérités qui
élaborent ce genre de bâtiment. Des populations dites « pauvres » ou « très
pauvres » qui correspondent à une catégorie socio-professionnelle où les revenus
restent faibles (travailleurs agricoles, ouvriers non qualifiés dans la
construction, éboueurs, gardiens dans les temples). Des ménages qui, selon une
enquête réalisée en 2005
[22],
possèdent peu de terres agricoles.
La production de paddy reste donc bien souvent insuffisante pour la consommation
familiale. Ces familles vivent très souvent sous le seuil de pauvreté et
cherchent avant tout à survivre. Embellir, moderniser l’habitat n’est pas
une priorité d’autant plus qu’ils restent très attachés aux valeurs
traditionnelles et qu’ils restent imperméables à l’influence extérieure (pas
de télévision, seul usage du khmer). Cependant, plus la famille commencera à
avoir de l’argent, plus le modèle Ka-taing sera complexe (apparition d’un
balcon, le toit unique à double pente laisse la place à une double ou triple
toiture toujours en double pente).
·
Habitation d’une famille au revenu moyen
Les maisons les plus
ostentatoires diffèrent des simples maisons rurales surtout dans
les revêtements muraux en lattes de bois et dans la toiture pouvant être composée
de carreaux d’argile (souvent achetés) ou de tôles ondulées. Ce bâti
peut avoir des colonnes de soutien et une charpente de bois plus recherchés,
travaillés par un menuisier, des parois de planches et un escalier d’accès fait
avec plus de soin. Enfin, au niveau des fenêtres on note l’apparition de volets.
Les individus habitant dans ce type d’habitation
sont impliqués dans les activités aux revenus plus importants, à savoir les
chauffeurs de tuk tuk, les commerces moyens, la culture de légumineuses pour la
vente, le travail dans des hôtels ou dans des agences touristiques et les
travaux de construction spécialisés. Les ménages ici possèdent des terres
agricoles et produisent assez de riz pour la consommation familiale toute
l'année. Ils élèvent un petit nombre de porcs et possèdent une ou deux motos.
On est donc plus riche ici, l’argent en sus permet entre autres d’améliorer son
espace de vie. Mais nombreuses sont ces familles à s’être enrichies récemment et
à être conscientes qu’il est très facile de tout perdre dans un pays aussi
instable économiquement qu'est le Cambodge. Ainsi, rendre plus agréable son
espace de vie ne sera pas une finalité en soi pour de nombreuses familles, même
si elles en ont les moyens, et elles préfèreront construire un édifice de style
Ka-taing et conserver un revêtement d’herbe à paillote pour certaines.

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Illustration 21 : Une maison
d’une famille au revenu moyen. Beaucoup moins fragile et résistante, elle est
habillée de lattes de bois et le toit en tuile est de style Ka-taing
(S. Preuil / 2008). |
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Illustration 22 : Habitation
d’un ménage au revenu moyen dans les années 1960. Ici encore, peu de changement,
hormis la présence d’un toit Rong da-ôl habillé de paillote. À cette
époque, seuls les plus riches pouvaient prétendre à un toit de tuile (G. Martel /
1961). |
·
Les
maisons riches
Les
riches sont connus comme étant des ménages qui possèdent de nombreux biens, y
compris de grandes surfaces de terres agricoles, une voiture, des
deux-roues, un moulin à riz, et le tracteur d'occasion.
Les maisons traditionnelles
dites « riches »
[23] portent à un
plus haut degré toutes les qualités précédentes. La structure du toit est plus
complexe et sa couverture est faite de tuiles. Quant aux lattes de bois qui
habillent la structure supérieure de la maison, elles sont bien plus fines. Ici,
la maison Khmère a su, grâce aux moyens financiers, s'embellir en recevant un
escalier, des balcons, des cloisons.

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Illustration 23 : Le corps de
la maison est dans ce cas précis composé de lattes de bois juxtaposées
verticalement et bien plus fines que dans l’habitation vue dans
l’illustration 16. On observe des éléments plus élaborés, comme cet escalier
« demi tour » et sa rampe. On note également la présence d’un balcon. Devant
l’escalier, un élément fondamental : une maison aux esprits que l’on retrouvera
à proximité de tout type d’habitation, riche comme pauvre (S . Preuil /
2010). |
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Illustration 24 : Un autre
exemple d’habitat dit « riche », situé dans le parc archéologique d’Angkor. On
note toujours la présence d’un escalier demi-tour, d’un balcon. La couleur des
lattes de bois orientées horizontalement diffère et des carreaux apparaissent
aux fenêtres. La grande différence avec l’illustration 23 est ce double toit
s’inspirant fortement du modèle Rong Da-ôl mélangeant le bois et la
brique rouge (S. Preuil / 2010). |
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Illustration 25 : Habitation d’un notable dans les années
1960. L’habillage de la maison composé de lattes de bois et de tuile n’a pas changé, ce qui n’est
pas le cas de la structure de l’ensemble. Ici les pilotis sont moins hauts,
soutenant une habitation compartimentée en trois parties, recouverte par un toit
de style Ka-taing à trois dos [24] en tuile. Une petite échelle permet
d’accéder au niveau supérieur. Cette maison (hormis la structure du
toit) ressemble à celle d’une famille aux revenus moyens d’aujourd’hui
(G. Martel / 1961). |
VII - Une
architecture traditionnelle en phase de mutation
Ainsi, plus un individu sera fortuné, plus le
modèle architectural originel aura tendance à disparaître. En cinquante ans, le
modèle architectural des habitations dans lesquelles vivent les ménages pauvres et
très pauvres n’a guère évolué : mêmes matériaux de construction, la forme de
l’habitat reste identique. Les ménages pauvres n’ont pas les moyens d’investir
dans leur maison. Ils édifient souvent leur habitation avec la famille,
aidés parfois des voisins. Ils vont chercher des matériaux qui ne leur coûtent
rien (feuilles de palmier, herbes à paillottes) dans les forêts alentour ou
dans la campagne khmère, qui regorge de palmiers à sucre. Enfin, n’ayant pas de
formation dans la construction, ils utilisent des techniques d’édification
simples, transmises de génération en génération. Ainsi la structure de la
maison ne varie guère.
Pour les individus de
catégorie socio-professionnelle moyenne mais surtout les plus riches, les choses sont très
différentes. Ici, on possède de l’argent et l'on cherche à montrer sa réussite
sociale, voire sa supériorité. Une réussite sociale qui passe entre autres par
l’édification d’une nouvelle maison. Au Cambodge, dans une société hiérarchisée
et rongée par la corruption, c’est l’argent qui fait la loi, ou plutôt celui qui
a de l’argent. Le pauvre n’est rien. Juste une main-d’œuvre bon marché, un
élément gênant que l’on expulse sans vergogne s’il a l’indécence de vivre sur un
terrain constructible susceptible de rapporter de l’argent. Ainsi, construire
une maison à l’architecture trop traditionnelle rappellerait l’habitat typique
paysan, celui du pauvre auquel il ne faut surtout pas être identifié. On cherche
donc de plus en plus à s’émanciper des modèles architecturaux classiques en
faisant appel à des architectes pour les plus riches et à différents artisans tels
que des charpentiers ou des menuisiers. Ainsi, la maison du riche cambodgien
évolue et se modernise et commence à recevoir l’influence architecturale de la
ville. Les éléments modernes et décoratifs viennent souvent égayer
l'ensemble et donner une touche occidentale. Quant aux pierres qui autrefois
supportaient les pilotis, elles sont de plus en plus remplacées par des plots
en béton. Parfois, c’est la structure supérieure de la maison qui est en béton,
mais elle conserve malgré tout les pilotis. Dans d’autres cas au contraire, la
partie supérieure est maintenue intacte, mais c’est la portion inférieure qui
est comblée par un mur de brique ou de ciment pour gagner de la surface
habitable. Ainsi le comblement de la partie inférieure de
la maison signifie que la charge n'a plus besoin d’être transportée sur les
différents points de la structure porteuse, mais peut désormais être distribuée
au hasard. L'intérieur de l’habitat se transforme
également. Ce n’est plus un espace ouvert, mais divisé en chambres séparées par
des parois. Les ouvertures de portes et fenêtres, si importantes pour la
ventilation dans la maison traditionnelle, sont maintenant fermées avec des
fenêtres en verre à ossature de bois et une porte d'entrée en bois massif.
Les planches de bambous et les espaces entre les lattes disparaissent. Or, avec
des lattes jointes, cette ventilation par le plancher n'est plus possible et l'on
constate facilement un écart de température de plusieurs degrés.

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Illustration 26 : L’habitat dit
rénové d’une famille très aisée : la partie supérieure du bâtiment reste
identique à l’habitat traditionnel d’une famille aisée. Mais les pilotis ont été
remplacés par une base en béton et en ciment (S. Preuil / 2008). |
Ainsi, le
ciment remplace peu à peu les matériaux naturels, les pilotis s’effacent et les
modèles architecturaux classiques des habitations rurales khmères tendent à
disparaître. Cette mutation n’est pas récente, l’habitat rural a commencé à
évoluer vers une architecture urbaine dès la fin du XIXe siècle, au début de la
présence française qui a apporté pour la première fois la construction
domestique en dur. L'architecture coloniale était donc
née au Cambodge avec l'idée de bâtiments durables qui pourraient être achetés,
vendus ou légués
[25]. Les
murs épais et la maçonnerie remplacèrent progressivement charpente, poutres de
bois et autres couvertures à base de matériaux végétaux. Une évolution
allant crescendo dans un Cambodge considéré dans les années dix-neuf cent cinquante et
soixante comme l’une des nations les plus moderne de l’Asie du Sud-est. Une
évolution qui sera stoppée net par le régime khmer rouge dans les années
1970 mais qui tend à réapparaître depuis la réouverture économique du pays. Ainsi, des
villas de divers styles sont apparues en ville mais également dans les campagnes.
Des maisons dites « néo-thaïs » et « néo-khmères » ou à l’influence
occidentale « néo-coloniale » ou encore « néo grecque ». Ces demeures
émettent un signe ostentatoire de richesse pour ses propriétaires qui possèdent souvent
plusieurs habitations, celle à la campagne étant la résidence secondaire
éloignée de la ville.

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Illustration 27 : Habitation
moderne de plain pied appartenant à une riche famille khmère. On est loin du
modèle traditionnel de l’habitat khmer (A. Esposito). |
VIII -
L’appropriation des éléments architecturaux religieux dans le bâti :
désacralisation ou revendication d’une identité religieuse khmère ?
Parfois, l’on incorpore des éléments issus de
l’architecture religieuse, et qui n’ont pas lieu d’être dans une habitation. Par
exemple, les toits utilisés auparavant exclusivement pour les pagodes se
construisent de plus en plus pour des maisons. Ce toit, à la structure assez
complexe, est une construction assez coûteuse. Elle est donc encore une fois
réservée à une élite. Si pour un notable, il peut être incongru que son espace
de vie ressemble à une habitation paysanne, cela ne lui posera pas de problème
ci celle-ci ressemble à une pagode bouddhiste. Or cet appropriation d’éléments
chargés de symbolisme pour la société traditionnelle khmère peut susciter une
certaine incompréhension, surtout vis-à-vis des plus pauvres et du clergé qui ne
comprennent pas toujours pourquoi l’élite du village s’accapare un élément
architectural destiné depuis toujours au seul divin.
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Illustration 28 : Riche
habitation dont la forme du toit (en moins complexe cependant) est très
influencée par l’architecture réservée d’ordinaire aux seuls
bâtiments religieux (Jean-Gabriel Chelala). |
Aussi
peut-on parler d’une certaine perte de la sacralité, phénomène qui aurait été
inenvisageable dans la société cambodgienne d’avant le régime khmer
rouge. Même à l’époque angkorienne, les palais royaux étaient en bois et l’élite
khmère ainsi que les rois, aussi puissants soient-ils, ne se permettaient pas
de construire leur demeure en pierre ou dans une architecture rappelant trop un
temple montagne ou un temple monastère. Ce type d’architecture massive était
alors destiné aux seuls dieux du panthéon hindouiste.
Aujourd’hui, cette désacralisation du religieux et des esprits ne s’observe pas
seulement dans ces rajouts architecturaux d’inspiration religieuse. En effet,
les processus cérémoniels liés à l’édification de bâti sont également de
plus en plus rares. Il est évident que la construction de telles villas ne se
réalise pas en un seul jour et que par conséquent il est impossible de faire
revivre les mythes originaux d’après lesquels les génies ont installé les
hommes sur terre en une journée. Construire des habitations de plain pied ne
fait donc plus peur aux riches khmers, qui implorent de moins en moins les
esprits fonciers ou le naja. Des fables qu’ils estiment destinées aux plus
pauvres et qui ne peuvent que les gêner dans leur réussite sociale. Ainsi, ce
n’est pas seulement tout un modèle architectural qui disparaît mais également un
mode de vie et des traditions qui étaient liées à l’édification du bâti
traditionnel. Plus qu’une manière de bâtir, c’est une partie de la culture et de
l’identité khmères, fondée en grande partie sur la ruralité et le respect de la
terre et des esprits, qui s’efface à tout jamais.
IX - Une évolution du bâti inéluctable s’inscrivant dans un processus d’ouverture
et de changements économiques et sociétaux
Il est
probable que le régime des Khmers rouges est en partie responsable de cette
déstructuration religieuse, de cette désacralisation de l’univers des esprits de
la part des plus riches. Pour ne pas être exécutée par Pol Pot et ses acolytes,
l’élite cambodgienne qui en a eu la possibilité à choisi l’exil. De longues
années hors du pays, souvent synonymes de déchirure et de perte identitaire,
surtout pour les plus jeunes d’entre eux. Comment prier par exemple les génies
fonciers et les ancêtres sur une terre qui n’était pas la leur? A leur retour au
pays, parents et enfants ont alors découvert un pays qu’ils ne connaissaient pas ou
ne reconnaissaient plus, complètement anéanti aussi bien sur le plan économique
que culturel et religieux. Un pays à reconstruire avec une élite fortement
tournée vers le monde extérieur. Longtemps resté replié sur lui-même et
traumatisé par le régime khmer rouge, le Cambodge s’ouvre aujourd’hui de nouveau
sur le monde extérieur. Les investisseurs étrangers affluent d’Europe, de Chine,
de Corée ou d’ailleurs, de grands centres commerciaux et des lotissements de
facture moderne sont édifiés à Phnom Penh ou à Siem Reap. Et via la télévision
notamment, les nouvelles générations, les adultes de demain sont de plus en plus
influencés par un mode de vie à l’américaine ou à la thaïlandaise qui les fait
rêver. Le Cambodge est à son tour inéluctablement rentré dans la
civilisation moderne au même titre que la Thaïlande et la Malaisie il y a une
vingtaine d’années, ou bien encore que le Japon, où le bâti rural traditionnel à
depuis longtemps laissé la place au bâti plus standardisé d’un monde qui
s’uniformise. L’habitat, aussi unique et traditionnel soit-il, à pour vocation
d’évoluer, voire de disparaître un jour, supplanté par d’autres modèles. Ainsi,
des mouvements de construction se déroulent sous nos yeux, de nouveaux types de
maisons apparaissent qui, dans quelques années, seront complètement révolus à leur
tour. En pays khmer, nous assistons à la fois à une évolution certaine du bâti
traditionnel, mais à la suite de l’ouverture récente du pays sur le monde extérieur,
apparaissent également de nouveaux types d’habitat dont l’architecture est
fortement inspirée de modèles de construction d’ailleurs. Et si l’habitat
traditionnel khmer reste encore majoritaire dans les campagnes khmères, il est
probable que dans une cinquantaine d’années, les habitations se rapprocheront
davantage architecturalement parlant de nos modèles occidentaux que des modèles
sur pilotis que l’on trouve actuellement au Cambodge.
Conclusion
Au fur et
à mesure, que le Cambodge se développera et que les ménages deviendront
prospères, il est fort probable que l’habitat rural khmer traditionnel tel que
nous le connaissons aujourd’hui disparaisse à l’instar de ce qui s’est passé
dans nos sociétés occidentales, ou rares sont les nouvelles habitations rurales
(hormis dans les villages classés) à reprendre un schéma de construction
apparenté
ou similaire à l’architecture typique d’une région. En pays khmer, la forme
d’habitat ayant le moins évolué, nous l’avons vu, est celle des plus pauvres qui
reprennent probablement le même schéma architectural que les habitations de leurs
ancêtres d'il y a cent ou deux ans. Un habitat qui s’est maintenu de
génération en génération par le biais de la transmission, d’une paupérisation
grandissante et d'un manque de moyens ne permettant pas l’innovation.
Il est à souhaiter que ce type d’habitat, aussi traditionnel soit-il,
disparaisse car il demeure aujourd’hui synonyme de pauvreté extrême pour des
millions de Cambodgiens. La disparition progressive de ce type d’habitat
pourrait alors correspondre à l’émergence d’une société plus juste et équitable,
ou le développement économique du pays profiterait à tous et non pas à quelques
privilégiés. Quelques fortunés se faisant construire de somptueuses maisons qui,
architecturalement parlant n’ont plus rien à voir avec les modèles
architecturaux traditionnels. Ainsi, un processus de mutation du bâti se met
doucement en marche, et de nouveaux modèles d’habitats de style néo-khmer ou
néo-thaï tendent à apparaître mais de manière encore sporadique. Une mutation
certes encore peu visible dans une société à grande majorité paysanne et rurale,
mais qui semble cependant en corrélation avec la réouverture récente et soudaine
du pays sur l’économie mondiale. Que restera-t-il de l’habitat traditionnel
khmer dans une cinquantaine d’années si cette évolution tend à se confirmer ?
Probablement peu de chose, car contrairement aux solides et anciennes fermes
japonaises, les matériaux de construction utilisés actuellement ne permettront
pas la conservation de ces objets architecturaux, en particulier ceux des plus
pauvres. Ainsi dans l'avenir, peut-être découvrirons nous ce type d’objet
patrimonial seulement sous la forme de reconstitutions, dans des musées en plein
air ou dans des villages culturels.
BIBLIOGRAPHIE
Grant Ross, Helen & Darryl Leon Collins. «
Building Cambodia: New Khmer 1953-1970 ». The Key Publisher Co. Ltd.,
Bangkok, 2006.
Hing Vutha and Tuot
Sokphally. « Pro-poor tourism:Siem Rep case study / Pro-poor tourism in the
greater Mekong sub-region ». Development Analysis Network. 2007.
Nguyen V.
« L’habitation sur pilotis dans l’Asie du Sud-est tome 4 », Librairie
Orientaliste Paul Geuthner. 1934.
Martel
Gabrielle. « Lovea, village des environs d’Angkor : aspects démographiques,
économiques et sociologiques du monde rural cambodgien dans la province de Siem
Reap ». Ecole française d’Extrême Orient. Paris. 1975.
Phuoeng
Sophean : article sur la maison khmère pour un ouvrage intitulé « Phnom Penh,
développement urbain et patrimoine ». Ministère de la Culture. Paris. Mars.
1997.
Procheasas (équipe). « Cambodge : Population et société d’aujourd’hui ».
L’Harmattan. Paris. 2005.
Tainturier François (sous
la direction de) : « Wooden Architecture of Cambodia. A Disappearing Heritage »
Center for Khmer Studies, Publishing Dept, Phnom Penh, 2006.
Tan
Kanitha. « Le quartier du marché Phsar Leu à Siem Reap au Cambodge ».
mémoire de 3ème cycle. Ecole d’architecture de Paris La Villette.
Site internet Wikipedia en langue anglaise : article sur l’habitat
traditionnel khmer.
NOTES
[1]
A l’époque angkorienne, même les palais royaux
étaient construits en bois et autres matériaux végétaux : la pierre étant
destinée aux dieux.
[2] Les Cambodgiens
habitent depuis des siècles dans des habitations sur pilotis. En 1880,
Delaporte écrira au sujet d’un village kouy, qu'« ils avaient, pour établir
leurs cases, coupé la partie supérieure des arbres et appuyé leurs
habitations sur les troncs ainsi étêtés ».
[3]
Le Cambodge est un pays encore essentiellement
agricole. Trois Cambodgiens sur quatre travaillent dans l’agriculture. Trois
millions six cent mille personnes déclareraient un emploi dans l’agriculture
de subsistance.
[4] Chinoise, thaï ou
occidentale.
[5]
Du sanskrit « terre ».
[11]
Sage du village qui dirige les cérémonies eligieuses bouddhiques.
[12]
Stylisation du cobra : serpent mythique
généralement polycéphale, génie des eaux, qui abrite également le Bouddha de
ses têtes déployées dans la pose de la méditation.
[13]
Seuls les pilotis cylindriques auront un
contact direct avec le sol lors de la construction du la maison.
[14]
Démon d’une puissance égale à celle des dieux.
[15]
Personnage respecté des villageois, qui chasse
les mauvais esprits et soigne les malades par la médecine traditionnelle.
[16]
En référence au déluge de l’histoire mythique.
[17]
Phuoeng Sophean, article sur la maison khmère : extraits
concernant les rites de construction.
[18] En architecture,
un mur de refend est un mur porteur
placé dans la structure selon l'axe donné par la ligne du faîte du corps de
bâtiment.
[19] En khmer l’habitat, la
maison se nomme Phtêah.
[20]
Gabriel Martel, 1975: 52.
[21]
Une solive, dans le domaine de l’architecture,
est une pièce de charpente positionnée horizontalement en appui sur les murs
ou sur les poutres pour former le plancher d’une pièce et porter en dessous
les lattes d’un plafond ou les panneaux d’un plafond suspendu.
[22] Hing Vutha and Tuot Sokphally : 2005.
[23]
Un individu considéré comme riche et aisé au
Cambodge ne le serait pas en Europe ni même en Thaïlande voisine
où les salaires sont bien plus élevés et le niveau de vie beaucoup plus
développé, même à la campagne.
[25] Helen Grant Ross & Darryl Leon Collins.
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